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En Vie - Roman

Ils ont sombré dans l'alcool, le jeu ou la drogue. Ils cherchent à s'en sortir mais quoi de plus difficile.

Turfiste

Turfiste

« Bonjour, je m’appelle Pierre, j’ai cinquante-et-un ans, je suis accroc au turf »

 

 

Je suis prof de math. Je vis à Clichy, limite Saint-Ouen, le Clichy moche, à côté de la bouche du RER C, celui de la cité Sanzillon, ses dealers et ses barres d’immeubles gris sale. Je suis divorcé, deux enfants, j’ai cinquante-et-un ans. Il m’en aura fallu du courage pour monter dans le bus qui roule jusque vers le centre hospitalier où je dois participer à une séance collective « Estime de soi ». Déjà six mois que je ne joue plus aux courses, Nathalie, l’infirmière addictologue, lors de nos entretiens individuels a trouvé les mots. C’était presque une question de survie bancaire si j’en crois les messages de ma conseillère reçus sur l’implacable application de la Société Générale. La psychiatre, qui travaille avec Nathalie, m’a arrêté il y a trois mois. Je crois que je suis un bon enseignant et je n’ai d’ailleurs pas de problèmes particuliers avec les élèves. C’est vrai qu’avec mon mètre quatre-vingt-treize et mes quatre-vingt-huit kilos je pars avec une certaine avance sur la prof d’anglais quand il s’agit de recadrer les caïds.

 

À Saint-Cloud, au lycée Alexandre Dumas, ils ne sont pas pénibles. Même si, que jeunesse se passe, ils ont brûlé des voitures lors d’un rassemblement de Gilets jaunes. Ils ont essayé de piller le Monoprix, ils sont vite rentrés dans le rang. Je les aurais bien accompagnés, le Monoprix venait tout juste d’accepter de sous-traiter des services de La Poste et ça m’agaçait.

 

Jacqueline aura tenu deux décennies avant de me quitter le jour de mes quarante-quatre ans, j'ai deux garçons, seize et quatorze ans, que je vois peu. Je n'ai jamais su quoi leur dire, eux non plus. Je suis plutôt du genre solitaire. À force de refuser toutes les sollicitations, je me retrouve seul tous les soirs à dîner chez moi. Un croque-monsieur Herta que je couvre de Ketchup et un verre de rouge suffisent à rassasier ma grande carcasse. En bas de chez moi, un trois-pièces au dernier étage d’un immeuble à briques rouges avec interphone, digicode et cage d’escalier tenue par des dealers aimables, genre à porter les courses des voisins, il y a un bar PMU. Un grand bistrot de Clichy, boulevard Victor Hugo, où la clientèle de bureau se presse tous les midis.

 

Les habitués du comptoir m’appellent « le mathématicien » ou « l’élégant ». J’ai toujours eu un faible pour les costumes que j’achète dans des boutiques boulevard Magenta, l’un de mes points communs avec Jean-Luc Mélenchon pour qui j’ai un petit faible. Sauf à y hériter d'un surnom et se faire chambrer, l’élégance n’a guère d’utilité dans un PMU, il y est plus probable de toucher le quinté dans l’ordre qu’effleurer une gonzesse. Je pense parfois à ce patron de bar qui avait été accusé de refuser de servir des femmes dans son tripot. L’affaire avait fait grand bruit car portée par des intellectuels de tous bords qui, visiblement, n’ont jamais commandé une pression au comptoir d’un PMU de quartier. La vérité, c’est juste qu’aucune femme n’a envie de s’aventurer dans ce milieu d’hommes la regarderaient à peine, occupés à remplir leurs tickets et les yeux rivés sur la télévision à analyser les dernières cotes avant le début des opérations de la prochaine course. J’aime observer tous ces « loosers » incapables de trouver le gagnant. Je suis des leurs et à moins d’une minute du départ, selon les cotes, je dégaine des tas de combinaisons. Pour ceux qui n’y connaissent rien, le langage des turfistes est aussi accessible que le japonais… champ réduit, trio ordre, couplé placé et j’en passe. Le turfiste est un matheux qui s’ignore. Le PMU est très fort pour le challenger en lui soumettant régulièrement de nouvelles énigmes. Il y a même un opérateur qui propose de parier sur le 4e de la course, celui qui ne sert à rien quand tu joues placé ou gagnant, le jeu s’appelle « Ze Couillon ».

 

Je me suis pris d’amitié pour Diégo, soixante-ans ans de comptoir et jamais une goutte d'alcool. Il dit qu’il a fait Polytechnique et occupé un très gros poste chez Air France. On fait tous semblant de le croire, surtout les deux Asiatiques, Laurent et David, qui viennent de reprendre l'affaire. Michel, l'Auvergnat, a été oublié en moins d'une matinée, le Ricard n’a pas changé de goût. Ils sont indifférents aux vannes racistes de piliers contents de se « faire servir un petit jaune par des jaunes ». J’ai souvent demandé à quelques habitués pourquoi tous les bars-PMU Française des Jeux étaient tenus par des Chinois, je n’ai jamais vraiment compris les explications. Je ne me risquerais pas à livrer une analyse. À chaque fois, j’ai l’impression d’être pris pour un crétin, « t’as jamais entendu parler de la tontine ». Je vous livre donc la définition, « Association de personnes qui mettent de l'argent en commun pour jouir d'une rente viagère reportable sur les survivants ». Voilà le modèle économique. Pour en avoir fréquenté quelques-uns, et même si, de notre point de vue, les Chinois se ressemblent beaucoup, ils ne sont pas les mêmes : il y en a des souriants, d’autres désagréables, certains très efficaces pour servir une bière pression et d’autres très maladroits. Et plus ils sont jeunes, mieux ils parlent français. Pour nous, les turfistes, ce sont des commerçants pratiques. Ils ont toujours suffisamment de liquide dans leur caisse pour échanger quelques centaines d’euros contre un ticket gagnant – ça arrive, quand même. Le Lutetia, rue de la Grange aux Belles, est une bonne adresse. La jeune gérante, ravissante, parle sans accent. Elle s’appelle Amélie. Dans ce grand PMU, on ne sert pas à déjeuner, on joue, on achète des cigarettes et on boit du café. Nous sommes presque devenus amis, « Bonjour Pierrot », j’ai mis du temps à comprendre qu’elle est mariée avec le petit Chinois qui tient le tabac. Dans une ancienne vie, elle faisait des missions pour L’Oréal, je suppose qu’il s’agit d’un mariage arrangé et, finalement, pourquoi pas.

 

J’aime ces endroits remplis de loosers très rarement magnifiques. A Clichy, à l’heure du déjeuner, à moins d’une heure du quinté, le moment le plus important de leur journée, ils sont priés de se faire discrets pour ne perturber le service et déranger la clientèle plat du jour et San Pelligrino. Ils sont obéissants, ils fument dehors, choisissent les machines à parier plutôt que tendre un ticket de jeu au serveur occupé à préparer des croque-monsieur. Ils n’ont même pas protesté quand le gérant a décidé de ne plus retransmettre la course en direct sous prétexte qu’arrive d’un coup bien trop de monde au moment, juste avant 14h, où il fallait se concentrer pour encaisser les déjeuners. Le turfiste peut bien patienter pour boire son café, il est rarement attendu quelque part.

 

Mon dernier prêt Alterna, le crédit revolving de la Société Générale, vient d’être englouti. Jean-Michel Bazire, le crack-driver, a failli. Diégo nous l’avait pourtant assuré : « Il ne peut pas perdre, il a laissé passer Abrivard la dernière fois, c’est à son tour de gagner. Et puis, il veut la gagner sa 20e cravache d’or… ». Diégo trouvera une explication à sa mauvaise analyse, c’est d’ailleurs toujours la même, « Vincennes, c’est magouille et compagnie ». Les clients acquiescent et se dirigent vers les machines. A peine s’étonne-t-ils avec moi d’un article du Parisien qui nous apprend qu’un joueur dépensait cent mille euros par jour dans un bar parisien. Le PMU, pour économiser les commissions versées à son distributeur, a fait la cour à ce « parieur en or » pour qu’il se passe de l’intermédiaire. Le Deauville Flyer a porté plainte. « Cent mille euros par jours, je ne pensais même pas que ça pouvait exister » répète en boucle Diégo. L’article nous informe que « les six plus gros joueurs français placent en moyenne trois-mille-cinq-cents euros par course quand le ticket moyen est à dix euros ». Trois-mille-cinq-cents euros … c’est plus que mon salaire mensuel brut. Il existerait même des robots parieurs qui moulinent des flux de données quelques secondes avant le départ et qui  « empochent des fortunes ». Moi, le matheux, j’ai toujours rêvé d’inventer l’équation qui ferait à-minima que la mise soit remboursée.

 

 

Je n’aime pas beaucoup les courses d’obstacles, il y a beaucoup trop de casse et il n’est pas rare que l’on achève un cheval sur place après qu’il a été incapable de se relever à la suite d’une mauvaise chute. Si c’est un « vieux serviteur », il aura le droit dans les journaux spécialisés à la formule consacrée, « Mort au champ d’honneur ». Ceux qui ont parié sur lui se souviendront surtout qu’ils n’auraient pas dû parier sur lui. Celui que j'aime bien, c’est Serge, il travaille dans une librairie à Saint-Ouen. Il ne joue pas, ne nous juge pas et offre régulièrement son coup. Il m’a convaincu de lire le dernier prix Goncourt où il est question d’un pasteur qui joue l’argent des fidèles aux courses. Je l’ai lu d’une traite n’ai pas oublié de mettre l'ouvrage dans les cartons quand il a fallu rendre les clefs de l’appartement après une dernière sommation de Me Noir, « Dernière relance avant saisie de vos biens », huissier de justice. Qui a dit que « les joueurs étaient les derniers des poètes », la race de ceux qui osent prendre des risques ? Je ne m’en souviens plus mais il a dû connaitre l’intensité de l’orgasme des joueurs qui atteint son paroxysme lorsque les chevaux sont dans la dernière ligne droite. Celui sur lequel vous avez jeté vos derniers billets fait une course d’attente, à vous demander s’il n’a pas été payé pour être aussi lent, et puis remonte un à un ses adversaires jusqu’à rattraper le principal animateur. Vous êtes ailleurs, perdus, quelques gouttes de sueur perlent sur votre front. Votre cœur s’accélère, vous cherchez du réconfort dans les yeux des autres parieurs, vous les interpellez, « c’est le six qui gagne, non ? ». On annonce « photographie », chacun a son idée influencée par son pari. Dans quelques minutes, vous saurez s’il faut rentrer chez vous ou si vous allez pouvoir vous offrir une nouvelle dose en jouant sur la prochaine course qui se déroule au Chili. En France, dans tous les PMU, on peut miser sur des chevaux qui courent à Santiago.

 

Entre deux courses, certains turfistes s’intéressent aux cotes des matches de foot. C’est comme ça, qu’au Central, à Clichy, tu peux entendre, des « Ce soir, je sens bien Nicosie, je vais le coupler avec une victoire de Braga ». Malheureusement, le championnat chypriote ne s’avère pas un placement sûr. Contre toute attente, l’Omonia Nicosia, qui jouait pourtant à domicile, se fera surprendre par les valeureux joueurs de Paphos. Dommage car Braga a tenu son rang, ce qui a fait dire à un malheureux parieur, « mais pourquoi je n’ai pas joué que sur Braga ». J’en connais même qui se sont abonnés à des applications qui livrent chaque jour des « coups sûrs ». Ça s’appelle « combi du jour » ou encore « combi privé » et ça coute une trentaine d’euros par mois. On connait la boutade : la ruée vers l’or a d’abord fait la fortune des marchands de pelles. On l’a en tête mais nous sommes là, tous, avec nos pelles, qui ont pris le nom de Paris Turf ou du Parisien, le meilleur pour moi. Je joue toujours gagnant leur favori et placé le « coup de folie ». Il de les coupler dans un jumelé, je gagne s’ils terminent dans les trois premiers. Après avoir appris par coeur les pages hippiques, il me faut ensuite une petite heure pour remplir les grilles des mots croisés et des mots fléchés. Même attiré par les bonus promis par les opérateurs, j’ai finalement décidé de ne pas ouvrir un compte sur Internet. Je préfère perdre devant Diégo. Quitte à crever, autant le faire en bande. Comme toujours, je m’arrange avec la vérité. Je me suis inscrit pour voir sur le site Internet du PMU. J’ai viré cent euros, j’en ai reçu cent de plus, cadeau de bienvenue. Je n’ai pas eu besoin d’une heure pour les cramer et personne à qui me confier.

 

Je ne me rends pas souvent sur les hippodromes, deux ou trois fois par an. J’aime bien celui de Saint-Cloud, il n’y a jamais grand monde. On peut approcher les jockeys de très près, essayer de leur soutirer quelques informations, les interpeller, les applaudir, les huer. À Saint-Cloud, en semaine, on n’est pas gênés par la foule. A huit euros l’entrée, c’est se moquer des gens. Pour attirer du monde, je donnerais plutôt un bon à parier de cinq euros. Le joueur, pas si con, déserte les hippodromes. De chez lui, avec son téléphone, il peut parier et regarder les courses. Seul petit avantage à se rendre sur le terrain, c’est de pouvoir interpeller les jockeys dans le rond de présentation. Certains jouent le jeu et d’un clin d’œil font comprendre que leur cheval a une bonne chance. Le jour des grandes courses, Arc de Triomphe ou Prix d’Amérique, ça reste quand même un spectacle. La rumeur qui gronde quand les chevaux entrent dans la dernière ligne droite me surprend toujours. Le silence qui suit l’arrivée est à peine troublé par quelques spectateurs débutants heureux d’avoir parié sur le bon cheval, les gagnants expérimentés se cachent, comme gênés de ne pas faire partie des malheureux qui jettent à terre leur ticket. Dans moins d’une heure, ils referont partie de la bande.

 

 

L’huissier, un petit chauve bedonnant, a été fort aimable. Il avait l’air même désolé pour moi. Depuis le temps que différents organismes, EDF, SFR, le Trésor Public, me menacent de m’en faire rencontrer, j’ai eu le temps de fantasmer ce rendez-vous. Il avait presque l’air normal, il ressemblait à mon collègue prof d’histoire en plus intéressant ou à Patrick Timsit.  Voilà, ça y est, j’ai trouvé : la gueule de Patrick Timsit. On a pris le temps de discuter. Je lui ai dit combien je souffrais de courir toujours après l’argent, de ne pas être en capacité d’honorer la pension mensuelle que je dois à Jacqueline. Je me suis souvenu d’un courrier de la Sofinco alors que je n’étais plus en mesure de rembourser un crédit à la consommation qui a fini dans les caisses du PMU, il était concis « prendre votre téléphone vous effraie tant que ça M. Pierre ? ».

L’huissier m’a écouté, attentif, mes clefs dans sa main. Il m’a assuré que j’étais un client facile et qu’il devait lui arriver de porter des gilets pare-balles pour aller expulser de mauvais payeurs dans des cités improbables. Dans mon immeuble, les dealeurs lui ont tenu la porte. Pas d’ennuis avec la police. Nous nous sommes quittés bons amis, je suis allé me réfugier au bistrot avec toute mon épargne dans la poche droite de ma veste, soit cent-trente-deux euros. J’ai retiré une petite satisfaction de ne pas mener une vie classique construite autour d’un travail vain et d’une famille usante.

 

Un de mes petits frères, qui vit à Sèvres, accepte de m’héberger le temps que je refasse les niveaux. Il est pharmacien et me demande de me soigner. C’est un géant, plus de deux mètres et cent kilos, et nous nous sommes toujours bien entendus malgré nos modes de vie si opposés. Il s’est embourgeoisé et je ne lui en veux pas d’avoir voté d’abord Sarkozy ensuite Fillon lors des  primaires de la droite post élections présidentielles droite, avant, in extremis, de se renier pour donner sa voix à Macron. Avec sa femme et ses deux enfants, qui apprennent tout juste à lire et qui sont bien polis, ils vivent dans un de ces immeubles où les copropriétaires dépensent plus d’argent en mesure de sécurité que des voleurs pourraient leur en soutirer le temps d’une vie de résident. Dans le hall, au-dessus des boites aux lettres, une affiche incite la communauté à la prudence, « une paire de Timberland a été volée sur un palier, il s’agit du larcin d’un livreur ».

 

Sa femme, Johanna, une grande et jolie brune qui parle fort et tout le temps, me regarde tristement. Elle sait. Pour la faire sourire et l’éloigner de ses préoccupations - elle est esclave dans une agence de communication selon ce qu’elle imagine être - je lui raconte ma vie de professeur en exagérant les travers des élèves, je traine toute la journée et je fais jouer un chaton tout noir appelé Doliprane, les pharmaciens ne sont pas connus pour leur imagination. J'ai insisté pour qu'on lui offre un arbre à chat. Il a tout de suite grimpé dessus. J’ai aussi obtenu qu’on remplace les croquettes par du Sheba au thon, il a eu l’air d’apprécier. Un visiteur médical a parlé à Edouard en termes fort élogieux d’un centre d’addictologie situé à Clichy.

 

Me voilà condamné par la famille à une « obligation de soins ». Je me plie à la sentence, je vais même donc travailler l’estime de moi-même. Je ne suis pourtant pas sûr d’en manquer. J’entre dans la petite salle en même temps qu’un petit gars à la silhouette alourdie. Je salue Nathalie.  

 

 

C’est la troisième séance, « savoir dire non ». Anne nous dit : « Je ne voulais pas sortir hier et j’ai dit « oui », je ne veux pas faire de la peine ». Et, moi, combien de fois ai-je prêté de l’argent à un turfiste pour qu’il se refasse, « tu m’oublieras pas, hein ». Donc, j’écoute, il faut répéter « non » comme un disque rayé « je vous le redis, ma réponse est non » Facile, très facile, « ma réponse est définitive, c’est non ». D’accord Nathalie, d’accord Nathalie, je vais dire « non ». « Non, non, Jacques, je ne te prêterai pas d’argent, ma réponse est définitive. C’est « non ». « Non, Anne, je ne sortirai pas ce soir, je suis fatigué et j’ai besoin d’être en forme demain, n’insiste pas ».

 

 

 

Mon arrêt de travail prend fin au moment où débute l’année. Je suis sevré, je n'ai plus envie de voir des chevaux courir. Mon compte est de nouveau à l’équilibre. En faisant attention, malgré la pension alimentaire et un crédit revolving, je peux me nourrir et me loger sans être tenté par la banque qui me rappelle régulièrement que je peux puiser dans mon compte Alterna, « Travaux, vacances, imprévus… Le crédit renouvelable est disponible à tout moment pour financer vos projets ou vos dépenses ». Ce matin, j'ai téléphoné à Jacqueline, elle a eu l'air aussi surprise que contente quand je lui ai dit que j'invitais les deux garçons à l'Hippopotamus, place de Clichy. Ils sont venus et on a passé une bonne soirée même si je sursaute toujours quand j’entends « papa ». Je sais maintenant qu’ils sont bons à l’école, ils doivent tenir de moi. Ils sont beaux, encore un indice. Ils ont l’air bien dans leur peau, je donne le change. À la rentrée, je les emmènerai au cinéma. Je suis encore chez leur oncle qui a bien voulu se porter caution pour que je puisse louer un deux-pièces à Garches, non loin du lycée. J'ai beau être professeur, agrégé, je me sens infantilisé dans une agence immobilière. Nous avons dû négocier avec une blonde qui posait tant de question, que je pensais louer le château de Versailles. Elle finit par capituler, j’ai un dossier suffisamment solide pour les huit-cent-quarante euros mensuels, charges comprises, demandés. C’est à contrecœur qu’elle me remet les clefs.

 

En face de chez moi, il y a un bar qui n'a pas d'agrément PMU. Au-dessous, un boucher et un caviste Nicolas dont le gérant déteste qu’on lui parle de vin mais qui s’illumine dès que l’on s’intéresse à sa passion, le cyclisme. J’ai eu la mauvaise idée de lui confier que, trente ans plus tôt, j’étais arrivé au sommet du mont Ventoux. C’est donc au Monoprix que j’achète mon cubi, jamais une caissière ne m’a demandé si, pour les pneus VTT, j’étais plutôt « vingt-neuf pouces » ou « vingt-six pouces ». C'est une rue passante la journée, silencieuse dès vingt heures. A cinq heures, les camions de livraison me réveillent. Je ne me rendors jamais, j’ai eu mon quota de cauchemars et je regarde sur mon Iphone les pronostics de Turfoo dont j’ai téléchargé l’application.

 

Mon deux-pièces est agréable, la chambre et le salon font la même superficie et les toilettes sont séparées de la salle de bain. La cuisine est équipée et je me fais violence pour garder le tout propre. Ma belle-sœur m’a aidé à m’équiper - machine à laver, télévision, box SFR - j’ai tout de suite repéré un pressing qui accepte de repasser et plier mes chemises pour un prix raisonnable. Je suis content d'avoir retrouvé de l'autonomie. Clichy me manque un peu, je la préfère à sa voisine Levallois, ses rues perpendiculaires et aseptisées. Certains la surnomment « Marrakech », je m’y sens bien, ça me surprend qu’une ville aussi proche des beaux quartiers parisiens puisse encore être habités par des gens de condition modeste.

 

Mon frère m'a proposé de venir en Bretagne, dans leur maison de campagne, pour les vacances de Noël. Nathalie m’a appris « à savoir dire non », j'ai refusé sans froisser. Je n'ai jamais aimé Trébeurden même si un bar PMU diffuse Equidia, la chaine des courses hippiques, toute la journée. Le patron, jaune comme le Ricard, me fatigue. Il jacasse tout le temps. Je suis bien, seul. Je fais de grandes marches dans le Parc de Saint-Cloud, je pense à Anne, et de moins en moins. Je l’aime bien cet immense parc que je n’avais jamais visité malgré mon poste au lycée de Saint-Cloud. Comme il est très peu fréquenté, car loin du premier métro, j’ai l’impression qu’il est à moi. J’aime ces moments de solitude, personne ne peut me trouver ici. Un péage, cinq euros, dissuade les automobilistes d’y pénétrer sans raisons. Plus qu’un parc très bien entretenu, c’est aussi une forêt dense qui surplombe Marnes-la-Coquette. Le dimanche, les chiens font mine d’attaquer les cyclistes qui, eux-mêmes, ne font pas bien attention aux joggers à la recherche d’endorphines salvatrices. A Clichy, on a le parc Salengro qui n’a comme seul mérite que d’exister pour les joggers en manque de vert.

 

A Garches, moins bourgeoise que je le craignais, je prends mes marques aux Généraux. Une grande affaire tenue par des frères kabyles qui ressemble à celle que je fréquentais à Clichy. Les hommes monopolisent le bar le soir, les joueurs remplissent leurs grilles de loto sportif, les employés de banque se restaurent et on y déjeune en famille le samedi. La serveuse, Lucie, qui me sert un café-croissant tous les matins, est toujours souriante. Elle est bienveillante, « t'as l'air fatigué Pierre » je lui réponds, « t'inquiètes, je vais monter en puissance ». Ça la fait rire, je ne sais pas pourquoi, « monter en puissance, celle-là, je la garde ». Je crois qu'elle n'est pas très futée mais elle a vite accepté de découvrir mon deux-pièces… Elle est jeune, ça flatte mon égo et je monte en puissance. Elle est amoureuse, je déteste qu'elle s'attarde.

 

Je pense à mes collègues en colère « stylos rouges ». Ils ont bien raison. Faire cours à des enfants qu’on ne connaît pas pour un peu plus d'un Smic, ce n’est pas pour cela que l’on a trimé pour réussir un concours très sélectif. Je prendrais bien un à un les aigris qui, sur les réseaux sociaux, n'ont de cesse de souligner que l'on est tout le temps en vacances. Se faire traiter de « feignasse » par des connards, ça énerve. Je réponds toujours, comme un réflexe, « fallait passer le concours ». Celui qui me fait rire, c’est le prof d’éco, pas vraiment un stylo rouge, pourtant. Il fait partie d’un groupe d’experts chargé de rédiger les programmes. Il se bat contre ses collègues gauchistes pour imposer des cours sur l’entreprise, il n’y arrivera pas. Il déteste qu’on le taquine sur son apparence. A un prof de philosophie qui s’était aimablement proposé « de lui donner l’adresse de son coiffeur », il avait répondu du tac au tac « et moi, je vais te donner l’adresse de mon dentiste ».

 

Il fait très doux cet hiver et je redoute ma rentrée. Aux Généraux, après une étude de marché, ils ont décidé d'installer une borne PMU. On peut jouer mais on ne pas se retirer ses gains. C'est toujours très facile de dépenser et ce n'est jamais facile de trouver un point de vente qui accepte de vous échanger deux-cents euros en liquide contre un ticket gagnant. On préfère vous donner des chèques-paris qu'inévitablement vous rejouez.

 

 

Lucie a tout de suite compris qu’elle ne pourra pas rivaliser. Elle me sert un Ricard sans rien dire. Anne ne la trouve pas aimable, je suis assez mal à l’aise. Elle veut marquer le coup, j’abandonne l’idée d’aller au New Kathmandu. Je réserve chez Petrus, dans le 17e, je commande un Uber. Champagne, entrée, plat, dessert, Côte-Rôtie…. J’ai une pensée pour l’huissier.

 

Je suis Carlos Ghosn avant son arrestation « tout va bien Monsieur », « très bon choix Monsieur, notre sommelier est toujours content de servir des connaisseurs », « la Maison serait heureuse de vous offrir un digestif ». Même si je suis profondément agacé par le sourire satisfait, je laisse un pourboire équivalent au budget que j’aurais consacré pour mon dîner au Népalais. Je suppose ne pas m’être trompé dans ma gratification puisque c’est le directeur du restaurant « himself » qui nous a ouvert les portes de notre Uber. Le conducteur, peu familier avec les codes du luxe, me lance avec un fort accent indien « tu es bien Monsieur Pierre ? ». Je mets cinq étoiles à Bashir et, direction, le deux-pièces plus confortable que la cellule japonaise de Carlos Ghosn. Anne se réveille et se dirige vers la douche, « t’as de belles fesses », « merci ».

 

C’est très peu confiant que je me suis rendu déjeuner chez ses parents. C’est bien trop tôt mais j’obéis. Son père, à peine plus âgé que moi, est diplômé de l’ENA. Il a fait toute sa carrière dans des cabinets ministériels plutôt marqués à droite. Sa fiche Wikipédia m’apprend qu’il a été chef de cabinet de Jean-Louis Borloo, ce qui me le rend fréquentable. Son épouse ne travaille pas. Elle m’explique, lors de l’apéritif, nous sommes tous au Porto, qu’elle seconde son mari pour lequel elle fonde quelques ambitions politiques. Assez opportunément, Jean a quitté Les Républicaines pour rejoidre En Marche et il devrait vraisemblablement devenir le prochain maire de Vaucresson, les deux rêvent du Palais Bourbon. Mon diplôme d’agrégé, que Sandrine a presque sorti de sa poche, m’offre le droit d’être reçu.

 

Ma compagne m’avait habillé des pieds à la tête, ou presque. J’ai bien eu l’idée d’aller dans un centre commercial proche de chez moi, Parly 2, mais Anne ne m’a pas entendu. Boulevard Saint Germain et alentour, il y a un tas de boutiques très chics « où l’on habille les sénateurs » m’apprend, content de m’initier, un jeune vendeur chaussures rouges, pantalon vert, chemise jaune, mince comme un clou et le pire, avec de l’allure. Dans tous les cas, bien plus sympathique que n’importe quel agent immobilier et plus élégant que tous les profs de Lettres. Jean et Barbara vivent à Vaucresson dans une maison cossue de cette banlieue privilégiée que je connais si bien, les enfants de cette commune sont mes élèves. Sadiques, ils ont servi des asperges en entrée. J’attends que la maîtresse de maison commence. Jean, pantalon beige, chemise blanche retroussée et mocassins en cuir, m’observe. Barbara saisit sa fourchette et attrape sans se rater un bout de ce bien laid aliment. Je l’imite et le papa d’Anne attend avec délectation mon retour dans le filet. Je vous donne le mode d’emploi trouvé, après le match, sur Internet : « N'utilisez votre couteau que si l'asperge ne cède pas au tranchant de la fourchette. Dans ce cas, vous laisserez dans l'assiette la partie la plus dure. Mais en principe, il est du devoir de la maîtresse de maison de présenter les asperges parfaitement épluchées de façon à ce qu'il ne subsiste aucun bout ferme (ce n’était pas le cas). Ne vous servez de vos doigts que lors les repas d'intimes. ». J’ai dit « Bon appétit ». Personne ne m’a répondu, Anne m’informera dans la voiture que cette expression n’a rien à faire dans une maison bien comme il faut. J’aurais pu m’en douter. À la cantine, le prof d’éco dit « bon appétit ». J’aimerais boire un deuxième verre de vin mais personne ne me le propose. J’attrape la bouteille, un vin rouge plutôt ordinaire, un Graves, pas plus de dix euros. Je ressers la table, conscient que j’outrepasse mon rôle. Je l’avale d’un trait et j’écoute Jean analyser sans génie le mouvement des Gilets Jaunes. J’aide Barbara à débarrasser.

 

Je n’aime pas Macron mais s’il pouvait vraiment détruire l’ENA qui transforme des surdoués en incapables prétentieux, il aura tout mon soutien. Anne reste dormir chez moi où s’est installée sa chatte qui ne pense qu’à manger et dormir. Elle utilise son temps de vie éveillé pour mordre et griffer. Dès que la fille de l’Enarque a le dos tourné, je lui donne quelques petits coups de pieds, elle sait s’en souvenir. Avant d’aller prendre le pain et le thon pour Myrtille, je vais boire un verre aux Généraux. Je ressens le bien-être de celui qui plonge dans un bain chaud après avoir couru à l’aube au mois de janvier.

 

Je reçois sur mon portable une notification de la Société Générale, « vous avez un message ». J’ouvre, je ne suis pas surpris par ce que je lis : « vous avez dépassé votre découvert autorisé ». Dimanche, c’est le Prix d’Amérique, la grande course de l’année. Bélina Josselyn, jument drivée par Jean-Michel Bazire, le Zidane des courses, sera dans les trois, ça ne peut pas être autrement. Dans une boite, il me reste trois-mille euros en liquide. Si je le joue placé, c’est deux-mille-huit-cents euros de gains, soit une dizaine de bons restaurants. Le crack l’emporte, je regrette de ne pas l’avoir joué gagnant. Demain, j’irai dans un PMU City récupérer mes gains. Comme le dit souvent l’amnésique Diégo, « quelle banque peut te garantir un taux d’intérêt tel que Bazire ».

 

 

Je dépense cet argent dans les quelques bonnes brasseries parisiennes que je connais de réputation. Je prends quelques risques pour me remettre à flots.

 

 

Pour me mettre à la page, j’achète régulièrement les albums ou morceaux écoutés par les élèves. Dans la salle des profs, je suis le seul à pouvoir chanter des refrains de Bigflo & Oli, les grands vainqueurs des dernières Victoires de la Musique.

 

Je n’ai pas pu partager ma peine avec mes collègues quand j’ai appris la mort d’Avicii, le petit prince de la techno. Depuis, j’écoute « Wake me Up  »avec l’iPhone avant de consulter Turfoo. Avicii, s’est suicidé sur son lieu de vacances, à Oman, en se tailladant les veines avec un tesson de bouteille. Après le départ d’Anne, j’ai eu un gros coup de mou mais je ne me suis pas senti le droit d’être fâché trop longtemps. Une aussi belle femme ne pouvait gâcher sa vie avec un professeur de l’Education Nationale accro au Turf. J’ai retrouvé mes bornes PMU, la tendresse des piliers, les sourires des gérants. Surendetté, j’ai tapé dans Google « se suicider sans souffrir », la technique d’Avicii ne me plaisant guère. La mort s’est imposée à moi comme une évidence. Je ne changerai pas d’avis. Tous les turfistes le savent, il faut rester sur sa première impression au risque de vivre avec des regrets éternels. Aucun mode d’emploi ne m’a convaincu, je me jetterai sous un train. Il n’y aura pas photo finish, « un pénalty sans gardien » comme disent les joueurs. A jamais sera enterré le souvenir des torgnoles que m’infligeait mon père, un colosse aviné. Il frappait quand il avait trop bu, c’est- à-dire tous les soirs, à partir de dix-huit heures. On a du temps quand on travaille aux Espaces Verts de Clichy. Maman se contentait de pleurer dans le canapé, je n’ai jamais réussi à lui trouver d’excuses. Il a fini par partir avec l’une de ses conquêtes-victimes, mon frère et moi ne l’avons jamais revu. Il n’a jamais frappé Edouard comme s’il avait intégré que je lui ferais payer tôt ou tard. Edouard s’occupe maintenant bien de notre mère, il l’a installée pas loin de chez lui et finance son loyer, le minimum vieillesse lui suffit à faire ses sorties hebdomadaires au marché. Jacqueline va souvent la voir avec les enfants. J’aurais dû le dire à Anne, j’ai préféré le mensonge, j’étais content d’imaginer des parents qui goûtaient une retraite paisible et méritée en Guadeloupe, ça m’apaisait.

 

Je pense à l’assurance prévoyance à laquelle j’ai souscrite il y a quelques années pour détendre ma conseillère bancaire à qui je demandais un prêt à la consommation. J’ai toujours eu des relations difficiles avec les gestionnaires de mon compte. J’en veux encore à celui qui a refusé d’endosser trois chèques, le total ne devait pas excéder six-cents francs, alors que mon salaire allait tomber dans quelques jours. Aller récupérer son chèque contre des espèces chez le commerçant floué est une expérience dont on peut utilement se passer.

 

- « Vous êtes prof de math, c’était ma matière préférée », me ferre Véronique Traoré, une grande jeune femme noire super bien foutue. Donc, nous sommes d’accord pour l’assurance-prévoyance, c’est bien de mettre à l’abri ses proches. Les Français pensent aux voitures et à l’habitation alors que nous sommes tous sûrs d’une chose, on va partir. On ne connaît pas la date, c’est tout ».

- C’est toujours agréable de parler de ma mort un samedi matin.

- Je vous souhaite de vivre le plus longtemps possible, Mr Laurent. Regardez, quand même, pour quatorze euros par mois, vous laissez trente-mille euros à votre femme. C’est une bonne affaire. On regarde pour votre crédit de quinze-mille euros ?

- Oui, s’il vous plait.

 

Elle pianote sur son clavier. Mon passé financier ne me laisse que peu d’espoir. J’ai les mains moites exactement comme quand j’attends de connaître les résultats d’une course après photographie.

 

- C’est bon vous êtes éligible. Donc, ça fera une mensualité de trois cents euros par mois pendant cinq ans. Je vous envoie le contrat sur votre mail. Il faudra qu’on reprenne rendez-vous pour une assurance-vie. Au plaisir M. Laurent.

 

Je n’ai pas vérifié mais je pense que le suicide est une cause qui exonère l’assureur de verser les trente-mille euros. En revanche, mon crédit court toujours mais, satisfaction ultime, il ne sera jamais remboursé. En France, on peut refuser les héritages.

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