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En Vie - Roman

Ils ont sombré dans l'alcool, le jeu ou la drogue. Ils cherchent à s'en sortir mais quoi de plus difficile.

Joueuse

Joueuse

« Bonjour, je m’appelle Léa, je suis joueuse ».

 

Je vis à Asnières, une collocation avec mon amie Christine. J’ai vingt-cinq ans. Je suis contente que Nathalie, mon addictologue, m’ai fait cette proposition. Après tout, ça ne peut pas faire de mal de participer à une séance collective. Qui sait, j’irai peut-être mieux. De temps en temps, mais ça ne dure jamais bien longtemps, je regrette de ne pas m’être accrochée aux études alors que j’avais des facilités. J’ai eu mon bac à dix-sept ans sans forcer. Mes parents, maraîchers à Pont-de-Buis, grosse bourgade proche de Quimper, n’ont rien dit quand je leur ai annoncé ma décision d’arrêter tout avant même de valider ma licence d’Italien. Je serai peut-être instit aujourd’hui, sans doute mariée. Que pourrait-il faire dans la vie ? Chauffeur de taxi, l’idée me plait. On serait en colère parce que, avec nos fins de mois, « terminé les restaurants, les cinémas ». On hésiterait à faire un deuxième enfant et on serait scandalisé par le salaire des députés, le nôtre surtout, Richard Ferrand, celui qui a été contraint d’embaucher son fils comme attaché parlementaire parce qu’en Bretagne Centre « il n’y a que des incapables ». On relaierait toutes ces informations sur les comptes Facebook de nos amis. Pour Richard Ferrand, je ne retire rien. J’ai souri quand j’ai appris que des Gilets jaunes avaient tenté de brûler sa maison. Enfin, des Gilets jaunes, j’attends les preuves. Débarqué de son ministère avant d’être élu par ses pairs président de l’Assemblée Nationale, il s’est inquiété pour la « santé démocratique de notre pays », le même, donc, qui a été obligé de quitter le gouvernement après avoir été chatouillé par le parquet financier. J’ai toujours aimé suivre l’actualité politique alors que chez moi tout le monde s’en fout. J’ai fui ma Bretagne pour Paris où j’ai tout de suite trouvé une place de serveuse au comptoir dans une brasserie place de Clichy. Je suis en coloc avec Christine, une belle brune aux yeux noisette, originaire de Lampaul-Plouarzel, non loin du Conquet, qui a trouvé chez Total, dans une tour de La Défense, un travail d’assistante au service des Ressources Humaines. On vit à Asnières dans un trois-pièces lumineux. De notre balcon, on voit la Seine. La mer et les rochers ne nous manquent pas. À peine nous souvenons-nous de soirées crêpes dans des pubs avec vue sur mer et de laborieux retours de boite de nuit, à toute allure et sous la pluie. Les garçons, trop saouls, oubliaient de nous séduire. On a adopté un chaton qu’on a appelé Caïd. On avait parié que c’était un mâle parce qu'il ronronnait fort et n'avait peur de rien. Perdu. On a dit au vétérinaire qu’on conservait le nom de Caïd. Il nous a demandé quatre-vingt-neuf euros pour un vaccin, c’est bien cher pour une si petite chatte qui n'a pas poussé un cri quand on l'a piquée pour vivre. Nous avons été très fières quand il nous a dit qu’elle était « très mignonne ». La patronne a eu peur des manifestants, la brasserie est fermée ce samedi. Je pense aux pourboires envolés. J’avais besoin de liquide.

 

On dit de moi que je suis jolie. Si je devais créer un profil Tinder,  je passerais cette annonce « pétillante jeune femme sortie de sa Bretagne cherche son guide pour lui faire découvrir Paris, pas de plan cul d’un soir ».  Ma blondeur, mes traits fins et mes yeux bleus, je sais m’en servir pour gratter des pièces aux clients. Avec Christine, on roule plusieurs fois par mois vers Deauville pour aller jouer à la roulette, surtout moi. J’aime bien le casino du Normandy. On part le dimanche en début de matinée et on rentre le lundi, je déteste rouler sur l’autoroute, l’A13, ses sorties en « ille » me donnent le cafard. Ça commence par Aubergenville, Gargenville, Guerville et ça n’en finit pas. C’est peut-être notre jour de chance, les colériques ont ouvert les barrières des péages, c’est toujours ça de gratté. Christine culpabilise de laisser Caïd seule dans l'appartement, je la rassure. J'ai lu sur un forum que les chats étaient plus attachés à leur territoire qu'à leurs maîtres, ça l’a rendue triste. Je la trouvais plus intelligente que la moyenne des carnivores domestiques. C’était avant qu’elle se mette à tourner sur elle-même cherchant à attraper sa queue.

 

J’ai découvert l’ambiance des casinos avec un petit copain. J’ai tout de suite été piégée, fascinée par les retraitées aux cheveux teints devant les machines à sous et par des plus jeunes concentrés devant les tables de roulette avec cet air arrogant de celui qui aurait compris comment arrêter la course de la bille sur le bon numéro, « vingt-six, noir et pair ». Ça fume dans des cages vitrées, ça ne boit pas, ça joue. J’aurais aimé vivre l’ambiance d’un PMU mais c’est un milieu d’hommes. Au casino, on accepte tout le monde, femmes, vieux, jeunes, aveugles et sourds. C’est un sport individuel, on ne se partage pas ses tuyaux. Certains sont à l’affût des machines qui n’ont pas craché depuis longtemps, c’est statistique, elles vont se montrer généreuses dans les dix minutes qui suivent. Pas facile, d’ailleurs, de conseiller de jouer le six à la roulette parce qu’il y a trop longtemps qu’il n’est pas sorti, on garde ses intuitions pour soi.

 

David m’a invité à dîner dans l’une de ses bruyantes brasseries où l’on vous tutoie d’emblée et où l’on mange les uns contre les autres. J’aurais préféré une crêperie. Avant de rejoindre l’Ibis, le Normandy du pauvre, on retourne faire un tour au casino. Je m’initie au poker électronique. Trois-cents euros de gain. Mon truc, c’est la roulette même si je n’aime pas la tête impassible des croupiers qui endossent les habits du diable. Ils n’ont pas le droit de refuser de servir un joueur en passe de sombrer. Il est même encouragé à le faire : « tu t’es soulé à la bière, goûte-moi ce Bordeaux, c’est trente euros le verre. Sans contact, la carte bleue ? Allez régale-toi ». Le croupier, qui « maîtrise le temps », peut, selon un repenti, je l’ai lu dans un article, « accélérer la cadence lorsqu'un client gagne afin que celui-ci s'emballe et joue encore plus » et « la ralentir lorsque celui-ci perd afin de lui donner l'illusion d'analyser et de contrôler le jeu... ». Attention, « il ne faut pas trop le plumer d’un seul coup afin qu'il ne soit pas déçu par une seule soirée et qu'il continue à revenir ». J’opte donc pour la roulette électronique. J’aime être seule devant ma machine. La chance et moi, rien entre nous. Elle et moi, la terre peut se réchauffer, la misère se propager, les migrants se noyer... « Rien ne va plus ! » J’ai commencé par la fameuse martingale. Tu joues dix sur le rouge, le noir tombe, alors tu joues vingt sur le rouge, le noir tombe, alors tu joues quarante sur le rouge. Et ne croyez surtout pas que le rouge ne peut pas tomber sept fois de suite. Tous les pourboires disparaissent et tu commences à dilapider ton salaire. J'envie cette cliente sans âge qui, après avoir fait trembler et hurler le bandit manchot, offre une coupe de champagne à la grosse bonne femme aux joues roses qui vérifie les pièces d'identité à l'entrée, « c'est pas de refus ». Un nouveau jeu m’a amusée : un hippodrome miniature dans lequel six chevaux en plastique galopent sur des rails. Je joue systématiquement sur le tocard. Il va gagner et puis, d’un coup, il freine, laissant passer le favori.

 

Je n’ai pas fréquenté beaucoup de casinos mais j’ai remarqué qu’ils étaient toujours situés dans un sous-sol sans ouverture vers l’extérieur qui, j’imagine, pourrait déconcentrer le joueur, voir le pousser à prendre l’air. Un habitué de mon comptoir, un chômeur préretraité divorcé bavard, m’a raconté qu’il n’était jamais facile de trouver les piscines des grands hôtels à Macao ou Las Vegas, un joueur qui nage ne rapporte rien. « Il n’y a pas plus cyniques que les gestionnaires de casino », a-t-il poursuivi, content d’avoir réussi à faire lever la tête des clients occupés à gratter des Cash. « Ils ont inventé un truc étonnant pour avoir à avancer quelque chose de responsable. Un joueur peut exiger, c’est un exemple, à ne venir que quatre fois par semaine. A la cinquième, on lui interdit l’accès. Mais, s’il veut jouer dix-mille euros à chaque fois qu’on l’autorise à rentrer, il peut. Le distributeur bancaire n'est jamais loin ».

 

J’en ai vu des refoulés du casino finir dans le bar d’en face tenter sa chance à l’Amigo, un loto qui tourne toutes les cinq minutes sur un écran de télévision, j’y reviendrai.

 

Grâce aux conseils d’un client avec qui j'aime bavarder - il vient tous les matins calmer sa tremblante du mouton en absorbant deux verres de blanc - j’ai frappé à la porte d’un centre d’addictologie. Je les aime bien, d’ailleurs, ces alcoolos du petit matin. À quel moment et pourquoi ils ont basculé, je ne le saurai jamais. À certains, je suis d’abord obligée de servir un demi-verre pour que cessent les tremblements. J’attends une minute et je remplis. En général, ils en commandent un deuxième et puis s’en vont je ne sais où. Il y a des codes quand on sert des abîmés, l’un d’eux est de ne jamais leur poser de questions intimes au risque de ne plus les revoir, on ne manque pas de concurrents. Même s’ils ne se ressemblent pas, ils peuvent être gros, maigres, marqués par les abus ou « work in progress »,  jeunes, vieux, grands, petits, je les reconnais avant qu’ils passent commande. Ils ont tous ces regards sévères qui trahissent leur douleur, j’ai ce pouvoir de la détecter et je ne me suis jamais trompée. Il y a aussi cette dame, la quarantaine fatiguée, jamais négligée. Une des rares à se mêler aux hommes au comptoir. Elle vient l’après-midi et ne dit rien à personne. Je lui sers une vodka qu’elle avale d’un trait, elle ne finit jamais celle qu’elle recommande et revient une heure plus tard.

 

Je me suis fait des amies derrière mon comptoir, je ne sais pas si on peut les qualifier de « bobos », sauf si derrière ce terme se cache des personnes qui votent à gauche, vivent dans des quartiers populaires, qui le sont donc de moins en moins. Le chic du chic est de n’avoir jamais eu à faire l’effort de passer son permis de conduire. Je l’ai eu à dix-huit ans. À Pont-de-Buis, c’est une question de survie. Je commence à me lasser des apéros rue Oberkampf et de ces révolutionnaires « Nuit Debout » qui ont déserté la place de la République début juillet, les vacances comme priorité. Notre gourou, François Ruffin, qui sera ensuite élu député France Insoumise, vocifère maintenant avec les Gilets jaunes, qu’importe s’ils veulent rétablir la peine de mort, avoir le droit de rouler bourré à cent-quatre-vingt kilomètres à l’heure ou chasser les oiseaux à la glu. Je suis trop souvent allée dans des théâtres inconfortables pour faire la claque ; tout n’est pas à jeter, c’est parfois très bon. L’une d’elle a fait l’effort de sortir du dix-huitième et d’aller jouer dans des lycées de banlieue un spectacle qu’elle a porté, ça racontait l’histoire d’une journaliste russe qui a dénoncé, avant d’être assassinée, les méthodes de Poutine. J’ai beaucoup aimé.

 

On reste dans « l’entre soi » et on s’auto-congratule. On se moque des bourges qui portent un uniforme et on oublie que nous sommes aussi des caricatures, que, de loin, n’importe qui peut deviner que l’on n’a pas fait barrage au Front National lors de la dernière élection présidentielle. Nous buvons des pressions « happy hours » dans des bistrots du dixième où l’on ne sait jamais très bien s’il faut commander au comptoir ou attendre qu’un serveur tatoué vous adresse la parole.

 

À ma droite, une directrice de communication d’un groupe côté au CAC 40, six-mille-cinq-cents euros nets par mois, deux enfants et une nounou philippine non déclarée, un vélo vert avec panier de course incrusté pour porter ses deux antivols, s’indigne pour la forme du sort réservé aux migrants parqués porte de la Chapelle avant d’enchaîner sur le goût perdu des tomates. Quelqu’un du genre à se faire passer pour une célibataire le jour de la Saint-Valentin parce que, le quatorze février, c’est nul d’être en couple. À ma gauche, une « community manager », amourachée d’un latinos danseur de tango, me vante le spectacle de mime d’une troupe de théâtre, je me sens lasse. Je n’ose pas lui avouer que je suis allée avec Christine au festival du Mime, à Périgueux, et que je n’avais encore rien vu d’aussi ennuyeux. Laissez-moi tranquille, ce soir il y a Engrenages à la télé. Quand elles se moquent des « footeux », j’ai envie de leur dire que c’est n’est pas demain que quatre-vingt-mille personnes paieront pour les voir jouer.

 

Ne jamais avoir eu besoin de conduire ne les empêche pas d’être favorables à limiter la vitesse à quatre-vingt km/h sur les nationales ou les autoroutes, elles ne savent plus exactement. L’information n’est pas forcément parvenue à leurs oreilles, « comment peut-on écouter RTL, c’est insupportable toutes ces publicités ». Elles se contentent des humouristes de France Inter, j’ai essayé, je préfère encore mes pubs, au moins je retiens des refrains que je peux chantonner. Il y en a une, étonnée de voir des gilets jaunes en évidence dans des voitures, qui s’est demandé si ce n’était pas une obligation légale. On peut, dans la même soirée, idolâtrer Robert Badinter qui a mis tout son bagout d’avocat au service de la suppression de la peine de mort de notre code pénal et réclamer les pires châtiments pour les gérants d’un Super U qui ont posté des photos sur Facebook où ils posent avec leurs trophées de chasse, des cadavres d’hippopotame, lion, crocodile et léopard. On dit du bien de nos chats qui sont pourtant de véritables machines à tuer, capables de s’entraîner avec des souris en plastique pour mieux torturer les réelles. Notre nouvelle idole s’appelle François Bégaudeau, un cinéaste primé à Cannes et intellectuel espoir qui, dans son dernier ouvrage, s’en prend à la « bourgeoisie cool, » celle qui réussit sans mérite et qui s’en sortira toujours grâce aux héritages. Je suppose qu’aucune d’elles n’a lu ce livre mais elles sont toutes d’accord avec cette thèse. Elles ne sentent pas l’odeur des cités ni la sueur de l’ouvrier, tout comme le surdiplômé Bégaudeau d’ailleurs. De tous, je suis la seule à avoir du mérite.

 

Un jour de lassitude, j’ai marché, seule, le long du Quai de Valmy. Je me suis éloignée des seuls arrondissements que je fréquente, le dixième, onzième, douzième et dix-huitième. C’était en février, un vendredi, des records de chaleur avaient été battus. Les terrasses de café étaient bondées, les joggers suaient, les étudiants ou assimilés, assis sur le quai, picolaient du vin au goulot. Place de la République, je me suis posée une dizaine de minutes admirer des gamins qui s’exerçaient à réaliser des acrobaties avec leur vélo ou skateboard. J’ai flâné ensuite dans le Marais et je me suis étonnée d’avoir juste à lever la tête pour avoir toujours quelque chose à admirer, un bâtiment, une exposition à ciel ouvert ou un joli petit square. Je suis tombée amoureuse du marché couvert des Enfants Rouges, j’y retournerai boire un verre. Le quartier latin, c’est fait. J’ai adoré le jardin du Luxembourg qui offre une vue sur le Sénat, la tour Eiffel et la tour Montparnasse. Les joueurs de tennis, les enfants qui montent sur les poneys, les voiliers qui naviguent sur le bassin avec leur voile-drapeau, ça a quand même de la gueule. J’y ai croisé Eric Zemmour, c’est rare que je reconnaisse une personnalité. Je l’ai trouvé élégant avec son pardessus et son cartable en cuir, je l’imaginais plus petit. Un tour au marché Saint-Germain, un café sur la terrasse du Mabillon suffisent à oublier Pont-de-Buis, célèbre aujourd’hui pour sa ferme dans laquelle était cachée les quatre corps démembrés de la famille Troadec, assassinée par le beau-frère du père. J’ai pensé à mon compte en banque en passant devant une boutique de lingerie, il faudrait que j’investisse. J’ai encore dépassé mon découvert autorisé et je dois de l’argent à Christine. Je ne tente pas ma chance, il n’y a rien de plus désagréable qu’une carte bleue qui ne passe pas, « je ne comprends pas, il y a ce qu’il faut sur mon compte, sans doute un bug, bon, je repasserai».

 

Je n’appelle plus à l’aide mes parents depuis que je suis montée à Paris. Il me reste cent euros pour finir le mois et nous sommes le vingt-deux, j’en consacrerai vingt pour jouer à l’Amigo. Quand j’ai un billet de vingt euros dans la poche, je me retourne vers ce jeu diabolique. A Paris, les casinos sont interdits mais on trouve cette roulette virtuelle à tous les coins de rue. La règle est simple : il suffit de cocher sept numéros parmi vingt-huit, douze sont tirés au sort, sept numéros bleus d’abord et cinq numéros bonus. Pour être remboursé, il faut au moins avoir quatre numéros, un peu plus d’une chance sur trois. Si vous jouez dix euros et que vous avez tout bon, vous repartez avec deux-cent-cinquante-mille euros. Les joueurs sont au comptoir, ils écoutent distraitement leurs voisins et regardent d’un coup d’œil furtif mais efficace la course de la bille qui va tomber sur le dix-huit et non le dix-neuf. Presque, on retente sa chance. Pour ne pas avoir à contrôler le résultat, je joue toujours la même chose, les numéros pairs – de deux à quatorze. Je ne fais pas partie de ceux qui notent tous les résultats pour faire des statistiques et pronostiquer les prochains tirages. Je les repère tout de suite, ces désespérés qui ne croient pas au hasard et qui écrivent ensuite sur des forums pour se plaindre : « J'ai de très bonnes raisons de penser que le jeu amigo, c'est une arnaque, que les numéros ne sont pas choisis aléatoirement mais dépendent des numéros joués à chaque tirage sur l'ensemble du territoire français de façon à ce que le taux de redistribution aux joueurs soit de plus ou moins 67,5. »

 

Mes camarades ne le savent pas, ne s’en doutent pas, mais il n’y a pas plus informée que moi. Je ne les choisirai pas comme partenaires au Trivial Pursuit. Demain, je prends ma cagnotte, mon pass Navigo, mes pourboires et je serai tranquille au casino d’Enghien-les-Bains. Les séances individuelles avec Nathalie, cette grande et belle infirmière bienveillante, m’ont fait du bien. Tous les jours, je dois noter ce que je joue sur un carnet, « même les EuroMillions ? même les EuroMillions ». Je joue effectivement moins. Je gratte quand même quelques tickets pour me calmer. On dit aux grands alcooliques qu’il ne faut surtout pas s’arrêter d’un seul coup sous peine de mourir. J’applique cette consigne à ma pathologie. J’aime bien faire plaisir à Nathalie, j’aime quand elle est contente de mes progrès. Elle m’a demandé de participer à une session de séances collectives « affirmation de soi ». J’y vais, je rentre dans cette petite salle mal éclairée. Dehors, il fait étonnamment doux. Je range mes écouteurs. En ce moment, j’écoute en boucle Hoshi.

 

Deux hommes, le petit me rappelle confusément quelqu’un et une très jolie jeune femme, silencieux, sont assis, un gobelet de café dans la main. Nathalie déclare la séance ouverte.  

 

C’est le jour de la deuxième séance. Nathalie nous donne des techniques pour « faire une demande ». Pour caricaturer, il faut commencer la première phrase par « je », être emphatique et conclure positivement, quelle que soit la réponse de l’autre. Celui qui m’a fait rire, c’est Jacques. Il nous a raconté les préparations de son mariage qui n’a jamais eu lieu, elle est partie juste au moment où il allait envoyer les faireparts. Jacques est toujours volontaire pour jouer les sketches que l’on écrit tous ensemble avec Nathalie. Des scénettes où nous nous trouvons dans des situations embarrassantes comme, par exemple, demander une augmentation à son patron. Les acteurs jouent, les spectateurs jugent. Était-on à l’aise, notre voix était-elle assez ferme, nos mains n’ont-elles pas tremblé. Le verbal et le non verbal.

 

 

Avant-dernière séance, « faire un compliment ». Ils vont me manquer. Je me sens bien dans cette petite salle, je vais mieux d’ailleurs. Je suis toute chose, Jacques n’est pas venu. Je suis déçue par sa désertion, le traitre. À ma grande surprise, ma patronne, à défaut d’une augmentation, m’a octroyé une prime en liquide. J’ai su faire ma demande. J’ai mis les billets dans une boite, je ne les ai pas joués. Quitte à « faire un compliment », autant en faire à mes camarades. « Pierre, tu m’as beaucoup fait rire et tu as une très belle montre ». Je me tourne vers Anne, « j’aime beaucoup ta robe ».

 

J'ai repris ma petite vie, ma patronne, mes clients. J’ajouterais bien « mes amants » mais je n’en trouve pas à mon goût. Terminé les casinos, l'ambiance ne me manque pas. J'y pense parfois mais sans envie. De temps en temps, Jacques vient me saluer, il a maigri. Ses cheveux ont blanchi, ça lui va bien. Il commande un café et me dit qu'il fume un peu plus qu'avant. Il est sobre depuis trois mois, il a vraiment bonne mine. Il a fait des efforts vestimentaires, aussi. Je le complimente, il rougit. Il m'invite à dîner, j'accepte. C’est au Joyeux Dragon que nous allons partager notre premier diner. Je n’ose pas dire que je n’ai jamais mis les pieds dans un restaurant chinois et je commande comme lui des nems.

 

À Pont-de-Buis, on fête les différents anniversaires, soixante ans de maman ou quatre-vingt ans de mamie, dans des restaurants bien de chez nous avec de grandes salles mal éclairées destinées à recevoir les familles, de l’arrière-petit-fils à l’aïeule. Une apprentie change les couverts à chaque plat et ça peut durer comme cela trois bonnes heures. Tout est codé : on n’accompagne pas le fromage avec du blanc. C’est toujours le dimanche, et, ensuite, promenade sous la pluie à écouter ma tante se satisfaire que son « grand » vienne de réussir le concours de qui lui permettra de contrôler toute sa vie des passagers dans des TGV.

 

Je dois avoir l’air suffisamment mal à l’aise avec mes baguettes pour que Jacques comprenne. Il m’apprend à entourer le rouleau bien gras d’une feuille de salade et le tremper dans une sauce jaune. Ça me plait. Suit un bœuf aux oignons et une banane flambée. Pas mauvais. La patronne revient avec un saké et je ne cache pas mon amusement d’apercevoir au fond de mon verre un homme sévèrement membré. Jacques boit du thé. « La prochaine fois, je t’amène au Japonais, on va chez moi ? ». Dès le lendemain matin, je dis « au revoir » à Christine, pas plus surprise que ça. Comme Jacques m’a assuré que je n’avais pas besoin de participer au loyer, je lui ai promis de rembourser très vite toutes mes dettes. Elle a souri, m’a embrassé et m’a souhaité « tout le bonheur du monde ». Me voilà installée dans une lointaine banlieue de l’Ouest Parisien. J’ai un mec, vieux certes, mais j’ai un mec avec qui prendre un petit-déjeuner le matin et raconter ma journée le soir. Je n’aurais pas parié là-dessus mais j’aurais dû, c’était une grosse cote. Jacques se révèle un amant formidable. Il a les mains toutes douces, à peine m’effleure-t-il les seins que mon sexe s’humidifie. Il peut me faire jouir en quelques minutes sans même me pénétrer, je me laisse aller. Jacques s’inquiète que les voisins m’entendent, « mais qu’est-ce qu’on s’en fout des voisins ». Tout ce qu’il veut, je lui offre, je ne porte plus de culottes, j’aime l’idée qu’il soit dur en permanence quand on sort, et, pourtant, il est comme le chat Caïd, jamais relâché, toujours aux aguets, comme si un prédateur pouvait, à tout moment, le déchiqueter.  

 

J'ai repris ma petite vie, ma patronne, mes clients. J’ajouterais bien « mes amants » mais je n’en trouve pas à mon goût. Terminé les casinos, l'ambiance ne me manque pas. J'y pense parfois mais sans envie. De temps en temps, Jacques vient me saluer, il a maigri. Ses cheveux ont blanchi, ça lui va bien. Il commande un café et me dit qu'il fume un peu plus qu'avant. Il est sobre depuis trois mois, il a vraiment bonne mine. Il a fait des efforts vestimentaires, aussi. Je le complimente, il rougit. Il m'invite à dîner, j'accepte. C’est au Joyeux Dragon que nous allons partager notre premier diner. Je n’ose pas dire que je n’ai jamais mis les pieds dans un restaurant chinois et je commande comme lui des nems.

 

À Pont-de-Buis, on fête les différents anniversaires, soixante ans de maman ou quatre-vingt ans de mamie, dans des restaurants bien de chez nous avec de grandes salles mal éclairées destinées à recevoir les familles, de l’arrière-petit-fils à l’aïeule. Une apprentie change les couverts à chaque plat et ça peut durer comme cela trois bonnes heures. Tout est codé : on n’accompagne pas le fromage avec du blanc. C’est toujours le dimanche, et, ensuite, promenade sous la pluie à écouter ma tante se satisfaire que son « grand » vienne de réussir le concours de qui lui permettra de contrôler toute sa vie des passagers dans des TGV.

 

Je dois avoir l’air suffisamment mal à l’aise avec mes baguettes pour que Jacques comprenne. Il m’apprend à entourer le rouleau bien gras d’une feuille de salade et le tremper dans une sauce jaune. Ça me plait. Suit un bœuf aux oignons et une banane flambée. Pas mauvais. La patronne revient avec un saké et je ne cache pas mon amusement d’apercevoir au fond de mon verre un homme sévèrement membré. Jacques boit du thé. « La prochaine fois, je t’amène au Japonais, on va chez moi ? ». Dès le lendemain matin, je dis « au revoir » à Christine, pas plus surprise que ça. Comme Jacques m’a assuré que je n’avais pas besoin de participer au loyer, je lui ai promis de rembourser très vite toutes mes dettes. Elle a souri, m’a embrassé et m’a souhaité « tout le bonheur du monde ». Me voilà installée dans une lointaine banlieue de l’Ouest Parisien. J’ai un mec, vieux certes, mais j’ai un mec avec qui prendre un petit-déjeuner le matin et raconter ma journée le soir. Je n’aurais pas parié là-dessus mais j’aurais dû, c’était une grosse cote. Jacques se révèle un amant formidable. Il a les mains toutes douces, à peine m’effleure-t-il les seins que mon sexe s’humidifie. Il peut me faire jouir en quelques minutes sans même me pénétrer, je me laisse aller. Jacques s’inquiète que les voisins m’entendent, « mais qu’est-ce qu’on s’en fout des voisins ». Tout ce qu’il veut, je lui offre, je ne porte plus de culottes, j’aime l’idée qu’il soit dur en permanence quand on sort, et, pourtant, il est comme le chat Caïd, jamais relâché, toujours aux aguets, comme si un prédateur pouvait, à tout moment, le déchiqueter.

 

Il m’a été difficile de quitter Jacques malgré cette gifle. J’étais d’accord avec tout ce qu’il racontait ou marmonnait et je lui pardonnais son incapacité à aider à la maison. Je sais qu’il a eu de la peine pour nous et qu’une grossesse l’aurait métamorphosé. J’ai trouvé à louer un studio près de la gare de Montparnasse, un piston, il appartient à une cousine lointaine qui a gardé des liens avec mes parents. J’envoie un message sur « Messenger » à Christine à qui j’avais confié Caïd. Elle est enceinte de plusieurs mois, elle a rencontré un musculeux pompier de Paris. Elle m’invite à dîner, dans leurs trois-pièces à Suresnes. Je n’oublie pas de lui exprimer ma compassion pour ses collègues morts dans l’explosion d’un immeuble rue de Trévise, à Paris. Il se caricature,  «sauver ou périr, on fait que notre devoir ». Et relance, subtil : « une jolie fille comme toi vit toute seule, c’est du gâchis, tu devrais passer à la caserne ». Heureusement, Caïd a sauté sur mes genoux et a ronronné fort. J’ai eu quand même quelques remords quand, un matin, Yves Calvi, vedette de RTL, m’a appris au réveil qu’un incendie s’était propagé dans un immeuble du 16e arrondissement et que dix personnes avaient perdu la vie. Christine m’a remercié de m’être inquiétée.

 

 

Moins d’une semaine après, j’enterrais ma grand-mère à Vezin-le-Coquet, une banlieue de Rennes abîmée à son entrée par de nouveaux immeubles aux balcons verts. Quand on traverse cette triste campagne bretonne sous le crachin, on accélère presque par survie, 80 km/h, c’est bien trop lent pour échapper à la dépression. Mamie, femme de caractère, maraîchère comme mes parents, dure au mal, a terminé sa vie aux Champs Bleus, un Ehpad qui accueille les Alzheimer dont on peut au moins espérer qu’ils ne savent pas qu’ils y mourront. Mamie y aura survécu trois ans, nous avons eu de la chance que son bas de laine lui ait permis de financer son séjour. Je ne lis que de mauvaises choses sur ce type d’établissement, Mamie a été très bien traitée, j’aime le faire savoir. A l’église, après la cérémonie, j’ai interprété « Rossignol de mes amours » que cette « petite personne par la taille mais grande à bien des égards », comme je l’ai dit dans mon discours, chantait en toutes circonstances. Un cousin éloigné a voulu applaudir mais, dans une église, c’est vivre un moment de solitude. Je me suis souvenue que je savais écrire – j’ai eu mon bac à dix-sept ans avec mention et j’ai lu à l’église un discours qui a fait son petit effet.

 

« Par-dessus-tout, mamie était Grande par sa bonté d’âme et de partage. Mamie savait donner. Bien avant que les pouvoirs publics aient affublé de formulations bizarres des démarches qui auraient du pouvoir se faire naturellement sans avoir besoin de les nommer -l’inclusion sociale, la mixité, l’intégration- mamie les avait faites siennes, à son petit niveau. Et je crois pouvoir dire que toute cette période où elle a hébergé chez elle des travailleurs venus de l’étranger a sans doute été l’une des plus heureuses de sa vie. Ainsi, la présence d’Ali, d’Hikmet, de Saïfi… a bercé mon enfance dans sa maison. Les vacances, les dimanches, les Noël en famille … La langue française y côtoyait le turc et un peu d’arabe. Ce qui a parfois donné lieu à des quiproquos d’anthologie. Comme cette fois où Ali a dit à mamie avec son plus beau sourire : « ya amour ». Mamie était un peu gênée. Mais ce jour-là il pleuvait et en turc « ya amour » signifie « il pleut ».

 

Avant de rentrer à Paris, j’ai loué pour la journée une voiture à la gare de Rennes et je suis allée à Saint-Malo dépenser au casino une partie du montant de l’assurance vie dont j’allais hériter. Je ne l’ai pas fait fructifier mais j’ai gagné du temps sur le chagrin, concentrée sur le parcours de cette petite bille qui hésite toutes les deux minutes entre le rouge et le noir, le pair et l’impair.

 

« Hello Nathalie, Tout ne va pas si mal, je ne joue plus. Je sors, je m’amuse. Bref, la « good life ».

 

C’est la maman de Jacques qui m’a appelée pour me prévenir de son décès. Je suppose qu’il avait laissé cette instruction dans une lettre. Il a été enterré au cimetière de Lampaul-Plouarzel, sous un soleil de plomb. Il y a eu une messe dans une de ces austères petites églises aux pierres grises que l’on peut voir dans n’importe quelle bourgade du Finistère et des Côtes d’Armor. Le cimetière, c’est pratique, est toujours à côté. Le bar-tabac PMU n’est jamais bien loin et permet ainsi aux familles éplorées d’offrir le verre de l’amitié à ceux qui ont fait l’effort de venir. Certains ne se sont déplacés que pour ça et profiteront plutôt deux fois qu’une du porte-monnaie de la famille, la mémoire du défunt vaut bien deux kirs pêche, « il aurait aimé qu’on boive plutôt qu’on pleure ». Le prêtre, d’origine africaine, n’a pas fait de zèle et c’est bien tout ce que l’on attendait de lui. Nous étions tout au plus une dizaine, tous ceux qui étaient là avaient vraiment aimé Jacques, pour ce qu’il était. Non pas quelqu’un de cynique et de désabusé, comme il aimait à le faire croire, mais quelqu’un de drôle, curieux de tout, orgueilleux, qui voulait avoir toujours raison et qui aimait la vie. Il ne sera pas passé loin qu’il la réussisse. Ses amis avaient rédigé une annonce dans le Télégramme de Brest, on pouvait y lire « Les dons pour la recherche contre le cancer seront préférées aux fleurs ».

 

« C’est comme ça » m’a chuchoté Pierrick. Joël, les yeux rougis, s’est retourné, « Qu’est-ce que tu veux que je te dise, ma petite ». Ses parents ne m’ont pas fait signe, ils avaient prévenu Marie qui est restée en retrait. Je ne les ai pas suivis au Galion là où Jacques s’est envoyé les coups de grâce. J’ai ensuite passé quelques jours à Pont-de-Buis où j’ai retrouvé ma chambre d’enfant restée dans son jus depuis mon départ. J’ai été rendre visite à Yves, mon ex version ado. J’étais dans sa voiture, siège passager, après une soirée arrosée au port de Brest. Nous étions trois dans sa petite Fiat. Il a brûlé le feu malgré nos cris, nous avons été percutés, je me suis réveillée à l’hôpital. Nous avons fait plusieurs tonneaux avant de détruire la vitrine d’un magasin de chaussures. Fracture du bassin pour moi, Yves n’a rien eu, celle qui était ma meilleure amie, Léna, est dans une chaise roulante. Il a été condamné à de la prison ferme et nous nous sommes tous les trois éloignés. Je m’en veux d’être celle qui s’en soit sortie le mieux, c’est moi qui lui ai dit « mais si, ça va le faire, tu peux conduire, elle connaît la route ». Il a trouvé du travail chez France Poultry qui a repris l’activité du groupe Doux. Il abat des poulets.

 

Vendredi soir, comme tous les vendredis soir, maman nous a préparé des galettes-saucisses que nous avons mangées devant le journal de vingt heures. Un long reportage a été consacré à la face sombre des Gilets jaunes apparue depuis les propos antisémites proférés à l’encontre du philosophe Alain Finkielkraut. Papa a estimé que les médias voulaient salir le mouvement en braquant les projecteurs sur quelques excités, je n’étais pas d’accord avec lui. Chez nous, on regarde le treize-heures de TF1 et je le trouve bien fait, absolument pas anxiogène comme le disent ceux qui ne l’ont jamais regardé. J’entends Macron parler de l’incendie à Notre-Dame, je le trouve brillant. Christine doit être fière d’être mariée à un pompier de Paris, nos soldats du feu comme écrivent les journalistes.

 

Je pardonne à notre président d’avoir protégé Richard Ferrand. Ces quelques jours m’ont fait du bien. J’ai eu de la peine pour papa qui a le dos en compote. Cinquante ans à planter des salades et calibrer des tomates, ça laisse des traces. Essayez de passer une demi-journée dans une serre au mois d’août et vous aurez une toute petite idée de la violence de cette vie. J’en ai profité pour faire les démarches pour m’inscrire à la Fac de Brest, j’ai tellement de temps devant moi. Dans cinq ans, j’irai visiter la cathédrale avec Léna et boire une bière sur l’île Saint-Louis.

 

Je vais aussi reprendre les cours de chant, il parait que je suis douée. Maman m’encourage, elle est contente de pouvoir faire un bon mot grâce aux citations dégotées sur son mini-ipad qu’on lui a offert pour ses soixante ans, « chanter provoque le concert ».

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