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En Vie - Roman

Ils ont sombré dans l'alcool, le jeu ou la drogue. Ils cherchent à s'en sortir mais quoi de plus difficile.

Droguée

Droguée

« Bonjour, je m’appelle Anne, J’ai vingt-neuf ans, je suis droguée ».

 

 Diplômée d’HEC, je suis directrice commerciale. Je vis à Neuilly. C’est sans doute par sympathie pour Nathalie que j’ai accepté de participer à la session « Estime de Soi » parce que, vraiment, j’en ai à revendre.

 

J’ai tout de suite apprécié mon chef. Dès l’entretien d’embauche, je suis tombé sous son charme mais les hommes mariés ne m’intéressent pas. Ils sont lâches. Il n’y en n’a pas un pour se décider à vivre. Laurent est grand et élégant. Toujours aimable, jamais un mot déplacé. En plus, il prend le temps de m’apprendre le métier. À moins de trente ans, je travaille pour un grand réseau d’agence de voyages dont le siège est à Clichy, boulevard Victor Hugo, juste en face d’un grand bar PMU où l’on sert des plats du jour sans saveur pour deux tickets restaurant où l'on rechigne à servir des cafés-verre d'eau « aux moulouds ». Ma mission n’est pas agréable : faire cracher des commissions, sur-commissions, fond marketing à nos fournisseurs. La méthode : si je suis rentable à 12%, je demande 17%. On négocie, on tombe d’accord sur 15% et ils repartent soulagés. Ils financent nos conventions annuelles, il faut un peu leur tirer l'oreille, juste un peu. On y invite des intervenants extérieurs qui sont souvent très bons. Je me souviens d’une intervention de Luc Ferry, le philosophe chevelu. De mémoire, il avait raconté que le mariage d’amour était la conséquence du capitalisme, les femmes, obligées de travailler, rencontraient à l’usine des hommes qui ne leur étaient pas promis. Elles tombaient amoureuses et voilà pourquoi capitalisme rime sans rougir avec romantisme. Il a été longuement applaudi par les congressistes qui lui avaient fait l’honneur de sortir de l’une des piscines d’un cinq étoiles de l’île Maurice dont je ne me souviens plus du nom – ils se ressemblent tous. À peine je sortais une cigarette de mon paquet que trois employés se précipitaient sur moi avec un briquet. J’ai détesté ça, je suis plutôt du genre autonome.

 

Si nos fournisseurs refusent mes conditions, il y en a qui font la queue… Qui peut se passer d’un réseau de distribution de mille points de vente. Certains ont essayé, ils ne sont plus là pour s'en vanter. Ils ont cru pouvoir nous contourner avec Internet. Pas de chance : aujourd’hui, Internet, c’est nous. Ils n’ont pas les moyens de se payer des mots clefs sur les moteurs de recherche, je leur ressors toujours cette formule : « Quelle est la meilleure cachette pour enterrer un cadavre ? La deuxième page de Google ».

 

Je suis bien payée, six mille euros sur treize mois et des primes sur objectif, je n’ai pas le temps de m’intéresser à tous ces jeunes hommes qui me tournent autour et qui me pressent d’accepter un « after work » chez Polette, le seul rade qui a un peu d’allure à trois kilomètres à la ronde. Clichy, c’est quand même pas terrible. Je plais aux hommes : je suis petite, mince, cheveux noirs, yeux verts, visage fin et ce qu'il faut de poitrine pour émoustiller stagiaires et PDG. Je fais peur aussi, faut pas trop me chercher, j’ai la répartie facile. Avec ma voix grave de fumeuse, je sais me défendre.

 

Pourquoi ai-je dit « oui » à mon chef ? A cause de ce mauvais vin rouge bu en trop grande quantité au Central. Tous les matins, j’y commande un café serré. Le serveur, un Indien au français incompréhensible qui rigole tout le temps, m’a à la bonne. Il nous offre un digestif. Je regarde, les yeux un peu dans le vide, tous ces hommes les yeux rivés sur un écran de télévision en train d’encourager un cheval. Je n’en vois jamais un retirer des gains. Laurent me fait du pied. Je ressens un curieux bien être et quelques minutes après me voilà dans une chambre lugubre de l’Ibis Porte de Clichy. Je suis un peu stressée, saoule. Laurent me propose de sniffer, c’est la première fois. Je me sens mieux, bien même. On y retournera, le petit sourire complice du réceptionniste m’aura toujours agacée. Je ne suis pas bien fière de me faire sauter dans un Ibis mais si j’y travaillais, je ne ferais pas la maline. Plutôt que donner cinquante millions d’euros au PSG, le groupe Accor ferait bien d’investir dans des aspirateurs. J’ai souvent logé dans des hôtels Accor à l’étranger, jamais je n’en ai vus aussi mal entretenus qu’en France. Coke et sexe, j’ai l’impression d’être chantée par Orelsan.

 

 

Laurent est marié, donc lâche, je l’ai déjà dit. Il a trois filles - quatre, six et dix ans - et j'aimerais partir en vacances avec lui. Je déteste le revoir revenir tout bronzé après ses séjours en Bretagne alors que je suis restée seule, à Neuilly, dans mon quatre-vingt mètres carrés, avec ma chatte, Myrtille, et Netflix. Un vendredi de juin, je me souviens qu'il faisait très chaud ce jour-là, je lui ai dit « non ». J’ai été remplacée par une vieille grincheuse qui avait été missionnée pour auditer l’entreprise, je n’ai plus rien eu à faire. Seul moment de distraction, le déjeuner. Je me souviens qu’un de mes collègues avait cru pouvoir me séduire en m’invitant dans un bar miteux de Clichy, là où il était sûr de ne pas rencontrer un camarade de bureau. J’avais aimé l’enthousiasme de la patronne, Sonia, une Marocaine enrobée qui se débattait dans un monde d’hommes et qui fumait derrière son comptoir. Depuis ma mise à l’écart, j’y suis allée déjeuner tous les jours. On commençait par un apéro toutes les deux. Vodka, pour moi, pastis pour elle. Un cinquante centilitre de vin rouge pour accompagner les brochettes et, pour finir, un café-calva. « Tranquille le chat », comme dit Sonia. Le regard des clients maghrébins me laisse indifférente. Sonia connaît le quartier, je me débrouille très vite pour me faire livrer ma drogue à domicile. J’ai comme une carte de fidélité. Le dealer m’offre toujours quelques bières fraîches, le saké du restaurateur chinois. Certains glissent des jeux à gratter dans ma poche, j’apprécie leur ingéniosité. Je n’ai donc pas été surpris d’apprendre qu’un rappeur, Mister You, ait fait ostentatoirement de la publicité pour le cannabis vendu au stade Gabriel-Thibault de Villejuif. Du coup, j’ai écouté quelques chansons de l’artiste et j’ai téléchargé son dernier album – ça reste entre nous.

 

Ce que j’aime avec la cocaïne, c’est son étonnante faculté à atténuer les effets de l’alcool, je repars donc au volant de ma voiture. Paris 16e, avenue Mozart – Neuilly, c’est à peine quinze minutes à quatre du matin.  Je me suis souvenue au réveil, un dimanche un peu avant midi, avoir pris en sens interdit une rue qui longe le périphérique. Je ne me suis jamais sentie aussi mal dans ma peau. Une descente brutale, une piste noire alors que je viens de prendre ma première leçon. Mon cœur bat si vite, j’ai chaud, je sue. Je voudrais ne plus jamais voir personne, j’ai honte je reprends une douche, déjà la troisième de la journée. Je m’endors et me réveille vers dix-neuf heures. Je vais mieux, j’ai très faim. La prochaine fois, je boirai moins.

 

Mes amis se sont éloignés de moi ou c’est sans doute l’inverse. Si je voulais, je pourrais être de mariage tous les weekends mais je ne le veux pas. Je fais quelques concessions pour ne pas faire de la peine mais je sais surtout refuser. La vie a été suffisamment dure avec moi pour que je m’autorise à éviter la messe qui ennuie le prêtre et l’assistance, l’apéritif qui peut durer trois heures, les discours des témoins toujours grotesques, les cousins ivres qui m’entreprennent, la contribution pour le voyage de noces et le brunch du lendemain pour soigner le mal par le mal en supportant l’haleine chargée et les inélégants éclats de rire de quelques oncles abîmés.  

 

Convoquée à la visite médicale, je me confie. Le médecin, une petite bonne femme qui parle avec un fort accent des pays d’Europe de l’Est, la Roumanie, je suppose, me donne l’adresse d’un centre d’addictologie non sans une dernière inutile leçon de médecine sur les dangers de la cigarette. C’est à Clichy, à l’hôpital Beaujon, à dix minutes du siège, j’y suis donc allée, la psychiatre me signe des arrêts de travail et me donne des cachets qui m’aident à mieux vivre les descentes, le Lexomil est une belle invention. Je raconte à cette grande blonde infirmière les angoisses que me procurent mon travail, elle me convainc, après quelques séances, d’accepter de participer à une formation « estime de soi », moi qui ai toujours été sûre de mes forces. Je suis un peu en retard, cette séance collective me stresse. Je me suis réveillée avec un reportage sur les « Gilets jaunes » qui sous-entendait qu’il était difficile de négocier avec une bonne bande d’alcooliques. Quand on est dépendant, on ne sort pas de chez soi pour défendre son pouvoir d’achat. D’ailleurs, l’alcool, ce n’est pas cher. Pour deux euros, si tu es en manque, tu peux te remettre droit. Les cigarettes, c'est cher. Pourtant, ça rend mince, beau et sexy. Je range mes écouteurs. J'écoute Eddy Di Pretto, un chanteur-rappeur homo engagé. Je ne comprends rien aux paroles, il faudrait qu’il articule, mais sa voix m’apaise.

 

En plus de Nathalie, ils sont deux dans la salle, deux hommes, petite cinquantaine, un grand l’élégance bon marché et un petit en surpoids, mal rasé et pâle. Ils sirotent, tête basse, un café servi dans un gobelet en plastique.

Pierre, un de ceux qui débarquaient au comptoir du Central vers treize heure trente, est dans la salle. Belle gueule, chaussures cirées, costume à cent euros. Je m’étais renseigné auprès du serveur. Pourquoi, d’un coup, des dizaines d’hommes débarquaient à cette heure-là. A treize heures et quarante-sept minutes, c’est la course du Quinté. On se donne les derniers tuyaux, « elle est pour Soumillon celle-là » et on se dispute la machine qui avale pièces et billets en échange d’un ticket de pari perdant. Pierre ne sait pas que je connais son vice, ces clients ne font pas attention aux autres.

 

 

Dernière séance. Jacques est là, ses mains tremblent et il a pris du poids. Léa lui dit qu’il a manqué au groupe, ce qui le met mal à l’aise. Nathalie est ailleurs. Chacun dit ce qu’il a retenu de ces séances collectives. Jacques, qui  a du mal à articuler, commence, « c’est déjà une victoire d’avoir participé, il n’a pas été facile de se décider ». Il nous remercie « de notre écoute », « de notre bienveillance ». On ne l’arrête plus, les calmants doivent commencer à faire de l’effet. J’ai honte d’avoir sniffé hier. Je trouve quand même quelque chose à dire, style, « merci de ne pas m’avoir jugée ». On a du mal à se quitter mais on fait comme on a toujours fait, sans se le dire. Pour ne pas avoir à se parler, on part les uns après les autres, à une ou deux minutes d’intervalle. Nous voilà de nouveau lâchés dans la nature et je trouve ça violent.

 

Il ne m’a pas été difficile de trouver un nouveau travail, les HEC trouvent toujours du travail. Je suis passée de l’autre côté de la barrière. Je suis devenue directrice des ventes de la filiale française d’un tour-opérateur allemand d’envergure mondiale. On offre la possibilité à nos clients de s’enivrer du matin au soir en République Dominicaine sans se ruiner et sans être obligés de se rencontrer des locaux.

 

Pour un congrès d’agents de voyages dont on m’avait confié l’organisation, j’ai invité un sociologue auteur du livre à succès « J’ai fait le dérèglement climatique », dans lequel il dénonce les touristes coupables d’avoir pollué la planète en prenant l’avion avec comme but, soit de bronzer bon marché soit de vivre une expérience authentique. Un végétarien intervenant vedette lors d’un congrès d’exploitants d’abattoirs, ça m’amusait. Un cadre d’un tour-opérateur labellisé « Agir pour un tourisme responsable » lui a lancé que le voyage était un vecteur de paix. D’une voix douce et assurée, il l’a mis KO assis, « prouvez-moi qu’il y a moins de conflits depuis l’avènement du tourisme ». Il n’a pas été applaudi mais, à la sortie, il y avait la queue pour se faire dédicacer son ouvrage. On m’avait beaucoup attaquée, l’écrivain lui-même s’était étonné d’être invité. Je m’étais calmée à coups de Xanax et vin blanc, alors que nager à contre-courant au milieu des requins ne m’a plus jamais fait peur depuis l’épreuve.

 

Ce que je déteste, dans ces congrès, c’est d’être systématiquement invitée à la table du sponsor du dîner. Je me retrouve alors à côté d’un directeur, général ou commercial, qui me vantera invariablement ses qualités de manager et comment il arrive à tirer le meilleur de chacun de ses commerciaux. Même si je fais partie de cette caste, j’ai toujours regardé de haut ces cadres dirigeants qui oublient qu’ils ne sont pas les propriétaires de l’entreprise. Je n’ai jamais dit « je t’envoie mon commercial », ils ne m’appartiennent pas, je ne les paie pas. Ils tombent alors de très haut quand, après une année difficile, la direction, la vraie, celle qui prend des risques leur fait comprendre qu’ils n’ont plus besoin d’eux. La démocratie s’arrête aux portes de l’entreprise, je l’ai tout de suite compris.

 

En attendant cette désillusion, qui arrivera tôt ou tard, ces managers se sentent invulnérables et se débrouillent pour me donner leur numéro de chambre en bredouillant une excuse sans doute destinée à leur femme, « ce qui se passe à Madère se passe à Madère ». J’ai appris à les éconduire, à une ou deux exceptions près, je suis quand même payée pour les baiser. J’ai « fait » tous les pays du monde mais je n’en connais pas. A chaque fois, la même routine. Une chambre, une salle de convention, un restaurant, des employés stressés ou blasés. Seule différence, l’hôtel est parfois au bord d’une plage ou situé au cœur du centre historique d’une ville dont les habitants se plaignent quand il y a trop de touristes et pleurent quand ils désertent.

 

Nous sommes des spécialistes de l’Egypte. Nos concurrents ne programment presque plus cette destination et il reste quelques Français prêts à prendre un risque pour s’offrir une croisière sur le Nil. L’agence de voyages n’a donc guère le choix que de nous contacter. Je comprends parfaitement que l’on puisse avoir peur d’aller dans ce pays. Aux trouillards, on rétorque, « le risque zéro n’existe nulle part ». Les « on » n’ont jamais testé un système de soin qui n’accepte pas la carte vitale.

 

Je m’en sors plutôt pas mal, j’apprends toutes les ficelles de la communication du lobbying. Je suis rapidement montée en grade et je suis à la tête d’une équipe de quinze collaborateurs expérimentés et durs au mal. J’ai retrouvé foi en mes qualités mais je me sens seule malgré une vie sociale bien remplie, entre soirée professionnelle et dîner entre amis où l’on me place à côté d’un célibataire dont je comprends très vite pourquoi il le restera. Pour calmer mes nerfs, je prends du Xanax comme d’autres des chewing-gums.

 

Je pense souvent à Pierre. Je me suis rendue quelque fois au Central mais je n’ai pas retrouvé cette grande silhouette élégante. En revanche, j’y ai revu mon ex chef amant. Je m’en veux encore, on ne s’est pas salués. Je n’ai jamais retouché à la cocaïne, les cachets blancs me suffisent. Je repense à cette imbécile de pharmacienne qui a refusé de m’en fournir parce que mon ordonnance était périmée. J’ai attendu la rentrée pour le guetter devant son lycée. Je n’ai pas cherché à faire semblant, « je voulais te revoir ». Il n’a pas eu l’air surpris, je ne suis évidemment pas la première à lui faire ce genre de surprise. Il m’a donné rendez-vous le soir même dans un bistrot à Garches. La serveuse m’a servi un verre de Pouilly Fuissé sans me regarder.

 

 

Au lit, c’est un peu fade. Pierre est pourtant un amant attentionné mais il n’a jamais voulu m’insulter pour que je puisse prendre mon pied. J’aime jouer la soumise, être la chose de mon amant. J’ai envie de l’entendre me dire « alors, tu l’aimes ma grosse queue » ou des « dis-moi que t’es une grosse salope ». Il n’en a jamais été capable. Il a changé depuis le match des asperges, je n’en ai pas vraiment voulu à papa. Depuis le suicide de mon frère aîné, il s’est renfermé. Romain s’est pendu après avoir échoué une deuxième fois à obtenir son Bac S. Il a laissé une explication que j’ai conservée : « cher papa, je ne te donnerai jamais satisfaction. Je vous embrasse fort, tous les trois. Prenez soin d’Anne ». C’est moi qui ai découvert le corps qui se balançait au bout d’une corde attachée à une poutre du garage, j’allais chercher mon vélo pour me rendre au lycée. Maman s’est effondrée, papa n’a pas bougé. Il est remonté appeler la police. J’ai mis les bouchées doubles pour compenser. A dix-sept ans, j’obtenais mon bac S avec mention « très bien ». A vingt-et-un ans, j’étais diplômée d’HEC. Il ne m’a jamais fait le moindre compliment.

 

Après l’enterrement, le prénom de Romain n’a plus jamais été prononcé. Seule une photo, visible dans la cuisine, prise dans un restaurant d’altitude à Courchevel, témoigne que je ne suis pas une fille unique. J’ai été soulagée de quitter cette trop grande maison que papa se refusait à vendre sans avancer le moindre argument valable. Je n’ai rien vu venir et ça me travaille chaque jour qui passe. Sans doute ai-je été aveuglée par les capacités hors normes de mon frère. Je le revois, si élégant sur ses skis et si beau sur un court de tennis. Je me souviens, aussi, qu’il était capable de faire redémarrer n’importe quel moteur et changer une roue en quelques minutes quand ses benêts de copains auraient déjà appelé une dépanneuse. Qu’importe, pour moi, s’il devait redoubler sa terminale après avoir déjà fait deux cinquièmes. Qu’importe si nous allions tous les deux nous retrouver dans la même classe, ce n’était pas un sujet pour moi. Comment papa a-t-il pu mépriser son fils aîné qui était au-dessus du lot par bien des aspects et dont il aura retenu qu’il était incapable de résoudre une équation ou d’écrire une phrase sans faire planter n’importe quel correcteur d’orthographe. Je n’ai pas su lui ouvrir les yeux, j’aurais pu le faire et je n’ai pas moufté. Depuis, je ne me suis plus jamais tue.

 

Pierre n’est plus avec moi quand je lui parle, il consulte fébrilement son téléphone portable. Il a forcément replongé, il a l’air préoccupé. Je lui pose la question, il s’en défend. Je sais qu’il n’aime pas l’idée de bien moins gagner sa vie que moi. Il devient agressif quand je lui dis tout le bien que je pense de Macron, il me réplique qu’il ne sait qu’humilier. Je lui dis qu’il prend le temps de répondre à ceux qui l’interpellent, il hausse les épaules. J’ai le droit à tout : ses origines modestes, son diplôme déconsidéré. Je n’ai pas envie de lui dire qu’il est juste un peu paresseux, il se serait un peu bouger les fesses, il travaillerait aujourd’hui comme ingénieur chez Renault ou Dassault. Notre idylle n’aura donc duré que quelques mois, c’est lui qui m’a quittée. Je n’attendais rien de plus de lui sinon un enfant. Il aurait été un bon père, il aurait réussi là où il avait échoué pour les deux premiers. J’ai fait l’erreur fatale de lui dire qu’il aurait du temps pour s’en occuper, ce à quoi il m’a rétorqué « et mes copies à corriger, tu y penses ». 

 

Quand j’ai reçu son courrier d’explication, il avait déjà sauté depuis deux jours. Dans l’enveloppe, le téléphone de son frère. Je l’appelle. Il m’apprend que Pierre sera enterré demain, à quatorze heures, à Saint-Cloud. Il n’y aura pas de cérémonie religieuse. Il fait très beau ce jour-là, Edouard me présente sa mère, que je croyais en Guadeloupe. Je vais saluer sa veuve pas vraiment éplorée qui me questionne sans une once de reproche, plutôt étonnée « vous étiez sa dernière compagne ? ». J’embrasse ses deux garçons qui enterrent un père qu’ils n’ont jamais vraiment connu. L’épouse d’Edouard pleure de vraies larmes, un enfant dans chaque main. Je me mets à l’écart, je jette une fleur dans le caveau entre deux collègues de Pierre et je m’en vais discrètement. L’application Citymapper m’indique que le bus 360 ne tardera pas, il me déposera en haut de la gare de Saint-Cloud.

 

 

« Merci, Nathalie, pour ce message. Tout va bien ! Je travaille de nouveau et j’attends toujours l’homme de ma vie ».

 

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