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En Vie - Roman

Ils ont sombré dans l'alcool, le jeu ou la drogue. Ils cherchent à s'en sortir mais quoi de plus difficile.

Alcoolique, suite et fin

Alcoolique, suite et fin

Je décide de partir là où la vie n’est pas trop chère. Soixante-mille euros, c’est à la fois beaucoup et bien peu quand on décide d’enterrer la valeur travail. Il faut être stratège pour durer le plus longtemps possible. D’autant plus qu’avec cette somme, il faut attendre six mois pour toucher les Assedic, 54 % brut du salaire. En dépensant mille-trois-cent euros par mois, j’ai calculé que je peux tenir un peu plus de huit ans grâce, aussi, à la vente de mon appartement de La Celle Saint-Cloud. Encore faut-il que je trouve le courage de faire les démarches. Léa m’avait fait découvrir Lampaul-Plouarzel, un village situé dans le Finistère Nord où je décide de vivre ma vie d’inactif. Je n’imagine pas l’ANPE locale me trouver un boulot. J’aurais pu aussi aller dans le Morvan ou dans la Creuse mais je n’ai jamais eu l’envie de me couper du monde. Il me faut des bistrots, certes, mais aussi Internet. Il n’était pas question que j’aille vivre la fracture numérique. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai aussi évité le Périgord vert injustement oublié par SFR, à moins que l’opérateur ait décidé de respecter le sacré des églises romanes. À l’occasion du mariage d’un ami, j’ai pu découvrir cette région. Je suis toujours heureux quand je me rends à une cérémonie, les invités sont souvent bienveillants, on n’est jamais en manque d’alcool et les filles sont belles et souriantes. J’avais loué une voiture à la gare d’Angoulême et je me suis offert trois jours de découverte. J’ai flâné dans les ruelles de villages perdus dans une vaste campagne boisée tachetée d’étangs, comme Chantérac, Saint-Vincent de Connezac, Echourgnac et des tas d’autres en « ac ». Les bistrots ferment les uns après les autres, certains se raccrochent à d’improbables cagnottes Letchee pour continuer à exercer leur activité, bière pression et dépôt de pain. La faute, sans doute, à Ribérac, quatre-mille habitants, un Leclerc et Intermarché. Tous ne font pas les efforts nécessaires, ils sont capables de fermer entre douze heures trente et quinze heures – le cuisinier a bien le droit à sa pause déjeuner – d’autres neutralisent leur terrasse parce qu’il fait trop chaud en été et trop froid en hiver et personne n’a encore réussi à se faire servir passés vingt heures trente. Pourquoi, diable, s’infliger de vivre dans une chanson de Gauvain Sers, le porte-chant des « trop loin de Paris ».

 

 

J’aurais aussi pu aller vers l’Est ou le Nord. Un jour, alors que j’exprimais déjà l’idée de vivre sans travailler, Marie m’avait répondu, « Ne compte surtout pas sur moi pour te suivre à Charleville-Mézières ». J’avais consulté les annonces immobilières et rêvé devant les prix des loyers. Le serial killer Michel Fourniret, « l’ogre des Ardennes » a visiblement causé beaucoup de tort à l’attractivité de la ville. Une petite recherche sur Internet m’apprend pourtant que Rimbaud y est né, c’est un axe marketing dans lequel elle devrait s’engouffrer même si le poète ne s’y est pas attardé pour finir par mourir à Marseille. Je ne l’imiterai pas : trop de soleil, trop d’accent, trop de tatouage, trop crade. J’aime pourtant le Ricard et, c’est tout le mérite de notre Nation une et indivisible, on en trouve dans n’importe quelle grande surface de la pointe du Finistère. Ca vaut aussi pour les boules de pétanque et le rosé du Var mais, aussi, malheureusement pour celui d’Anjou.

 

Je ne regretterai jamais mon choix. Jamais, même, je n’avais été aussi inspiré. Ici, les bistrots, les églises et les écoles résistent. Par beau temps, et c’est finalement assez fréquent, on aperçoit Ouessant que je suis allé découvrir. J’y suis allé deux fois, c’est dire si j’ai aimé. Un peu moins Le Conquet, port du départ vers les îles, un peu trop touristique en raison de son immense plage de sable blanc.

 

Le dernier « grave accident de voyageur », qui avait interrompu le trafic à la gare de Garches, n’est plus qu’un très lointain souvenir. Pour ceux qui n’ont pas quitté la Bretagne, « grave accident de voyageur » signifie dans le langage codé de la SNCF Ile-de-France qu’un individu a décidé de mettre fin à ses jours en se jetant sous un train sans créer de l’empathie, « on a vraiment besoin d’emmerder le monde quand on se suicide ? ».

 

Je sympathise vite avec quelques paumés bénéficiaires du RSA logés dans des maisons familiales. Mon expérience chez Passion Pêche m’a bien aidé. Dans ce coin, ils plongent tous et je suppose, qu’à l’occase, un bistrot de la mer peu regardant leur achète quelques homards. Le Super U est immense, les crevettes de Madagascar vendus par le poissonnier sont remarquables. Je suis devenu le spécialiste des promotions. Avec un peu de débrouillardise, on peut trouver chaque semaine deux caisses de bouteilles de vin de Bordeaux Supérieur pour trente-six euros, soit trois euros la bouteille. Je suis installé dans une maison de Lampaul-Plouarzel, commune limitrophe de Plouarzel, à moins de trente minutes de Brest. Quatre-cent-soixante-dix euros charges comprises, trois pièces. Je l’ai trouvée sur le site d’une agence immobilière, sa propriétaire parisienne avait renoncé à y passer ses vacances mais ne voulait pas la vendre. Les deux communes sont historiquement rivales. Plouarzel, c’est la terre, donc les riches. Lampaul-Plouarzel, c’est la mer, donc les pauvres. Il en reste toujours des traces. Le maire de Plouarzel est de droite, l’ex maire de Lampaul-Plouarzel, député de la circonscription, est un socialiste « En Marche ».

 

Cette maison est un peu grande pour moi, elle ne compte qu’une pièce à vivre, avec cuisine, canapé et télé, mais donne sur trois chambres. A l’entrée, j’ai un petit bureau et dans un renfoncement tiennent une machine à laver le linge et la vaisselle. Il y a suffisamment de vent pour faire sécher mes caleçons dans le jardin. Je dispose aussi d’un barbecue et je me surprends à prendre plaisir à l’utiliser, j’y grille essentiellement des blancs de poulet, c’est long à cuire le poulet, ça laisse le temps de prendre l’apéro. Surtout, cette modeste demeure offre une vue si bleue et lointaine sur l’Atlantique qu’elle en devient palace. Face à moi, Molène (qui la voit, voit sa peine) et Ouessant (qui la voit, voit son sang) dont on devine les habitations quand le soleil sort vainqueur de son combat contre la brume. Il profite alors de sa position dominante pour ne se coucher qu’après vingt-deux heures l’été alors qu’il a fui Paris depuis bien longtemps. On ne voit pas Sein, et c’est tant mieux (car qui la voit, voit sa fin).

 

Cette maison avec vue remarquable est coincée entre deux autres qui elles-mêmes s’alignent en front de mer avec quinze autres identiques. Elles sont séparées par des haies plus ou moins entretenues. Je me suis présenté aux voisins qui ont eu la courtoisie de ne pas me poser des questions, ils ne sont d’ailleurs pas souvent là. Il faut marcher moins de deux-cents mètres pour atteindre une plage de sable blanc, toujours déserte, même le quinze-août, et qui change de forme et de couleur toutes les heures au gré des coefficients de la marée et du temps. Ce bout du monde reste protégé du tourisme de masse grâce à sa météo incertaine mais aussi à son éloignement de Paris, il faut bien six heures de route et presque quatre heures de train pour rejoindre la gare de Brest qui surplombe le port. C’est de là que j’ai pris un taxi avec une valise remplie de vêtements, la maison était louée meublée avec des lits et des commodes probablement achetés sous la 4e Republique.

 

Pour ne pas vivre dans un taudis, je me suis attaché les services d’une femme de ménage. À la maison, Marie faisait tout. Je suis très malheureux devant un aspirateur. Je trouve des solutions pour ouvrir une bouteille de vin sans tire-bouchon mais je reste impuissant face à un fer à repasser. Je me suis renseigné auprès du patron du bar Le Galion, bar-tabac-PMU du centre-ville qui m’a donné « le » numéro, « une fée du logis ». Devant l’étendue des dégâts - on peut en faire des considérables en moins de deux semaines - Yvonne, petite bonne femme retraitée de la Poste et pleine d’énergie, veuve - dans le Finistère Nord, les hommes ne survivent pas souvent à leurs femmes - a décliné mon offre, j’ai surenchéri, elle a accepté. Pour ne pas lui donner trop de travail, et ne pas avoir honte, j’ai décidé de salir le moins possible. À ce moment-là du récit, je tiens à remercier le groupe industriel alimentaire Sodebo pour avoir inventé la Pasta Box. Un vrai coup de génie : tu fais réchauffer la boite deux minutes au micro-ondes et tu manges directement dans le carton avec la fourchette en plastique incrustée. Tu jettes tout à la poubelle et tu n’as rien souillé. En plus, ce n’est pas cher et c’est très bon. J’ai troqué aussi les bouteilles de vin par un cubi, ça évite qu’elles s’entassent, j’ai toujours la flemme d’aller les jeter dans un container. Quand ça me prend, j’en ai d’un coup trente à descendre et j’ai du mal à assumer le regard du voisin, « alors, on a fait la fête ». Les poubelles de la honte. Et, soyons honnêtes, le cubi a cet avantage par rapport à la bouteille transparente de pouvoir vous offrir encore un verre alors qu’on le croit fauché. Ce qui me fait sourire c’est de lire « qualité préservée deux mois après ouverture ». Publicité mensongère ? Je ne le saurai jamais.

 

Il y a quelques années, suffisamment grisé mais pas encore ivre, je m’étais remis à écrire sur le foot, j’ai acheté avant mon licenciement un petit ordinateur et je retrouve l’un de mes derniers textes.

 

France-Portugal (2016), au placard avec Gignac

« On a mangé notre pain noir. Didier Deschamps est notre sélectionneur et Didier Deschamps ne perd pas. Thierry Roland est mort depuis quatre ans, il me manque, son ton politiquement incorrect me manque, « on n’a pas idée de confier un match de cette importance à un arbitre tunisien ». Sur mon mur, j’ai accroché la « Une » du journal L’Equipe qui lui rendait hommage. Les nouveaux commentateurs, Christian Jeanpierre, Arsène Wenger et Bixente Lizarazu m’ennuient. C’est France-Portugal, on est chez nous, on va être champion d’Europe. J’ai 46 ans et je prends toujours autant de plaisir à regarder un match de l’équipe de France mais je suis moins « supporter ». Je suis chez moi, seul. Pour l’anecdote, avant la compétition, j’ai parié 40 euros sur Betclic que le Portugal serait champion d’Europe. J’ai gagné un peu plus de 900 euros. André-Pierre Gignac a failli me les faire perdre, je ne lui en aurai pas voulu. Je me souviens de la demi-finale France-Allemagne 1986, que l’on avait perdue, et je note que j’ai beaucoup moins de peine quand la France perd. Ils sont loin mes dix ans. Le PSG se chargera de faire remonter ses émotions d’enfance même si l’Equipe de France n’a jamais été aussi grotesque (on oublie France-Bulgarie et la coupe du monde 2010 en Afrique du Sud). Je pense au destin, à ce ballon qui hésite à rentrer et qui renonce au dernier moment. À quelques centimètres près, Gignac aurait pris le costume de sauveur de Trézéguet. Il finira par s’exiler au Mexique, et moi je me fais oublier dans un travail qui ne me donne plus de plaisir. À un point près, j’aurais peut-être réussi à faire de brillantes études de droit ».

 

L’inconvénient, avec une femme de ménage, c’est qu’il faut lui parler. J’ai décidé que j’étais un cadre supérieur en burn out, elle s’est satisfaite de cette explication mais n’est pas dupe. Yvonne est tout sauf bête. Je me suis aussi acheté une voiture d’occasion, une Twingo couleur turquoise, que je n’ai jamais conduite plus loin que l’embarcadère du Conquet. Elle n’aurait sans doute pas été d’accord. Qu’est-ce qu’elles sont belles ces grandes plages de sable blanc, cette eau translucide, l’île Maurice en mieux. J’ai emprunté quelque fois le sentier côtier qui longe l’Aber-Ildut depuis Lampaul-Plouarzel  et qui prend fin à Lanildut, là où l’écrivain Yann Queffélec a grandi. Il ne perd d’ailleurs jamais une occasion pour témoigner de son amour à cette côte déchiquetée qui terrorise les plus grands marins. Je vous offre un extrait d’une chronique que le romancier a rédigé pour Le Télégramme de Brest dans laquelle il décrit l’Aber.

 

« C’est là-bas que j’ai vu la mer pour la première fois, respiré son haleine iodée, entendu sa voix dans la bouche du vent. Tu te souviens, moussaillon ? On descendait l’escalier du jardin et c’était l’Atlantique. On détalait pieds nus sur la grève – et c’était lui, l’océan, la gigue inépuisable du gris, du bleu, du mauve, les mouettes criaient, le vent déboulait par l’ouest, ça tonnait la nuit sur le plateau des Liniou ».

 

Prix Goncourt, quand même. Si je n’avais pas suivi les séances « Estime de soi », j’aurais sans doute eu honte de lui demander de me lancer une bouée de sauvetage pour décrire ce paradis. Pour moi, l’Aber-Ildut, plus modestement, c’est l’Auberge de la Mer, un bar-tabac-restaurant qui, derrière ses larges baies vitrées, offre une vue sur le premier port goémonier d’Europe. On pêche encore les algues à Lanildut. Pour moins de treize euros, vous avez le droit à un buffet d’entrée copieux, un plat et un dessert. Après avoir pris quelques verres au bar, qu’une porte sépare de la salle de restaurant, et gratter quelques tickets de jeu, j’aime m’y attabler. Je m’y sens bien. Je le préfère à son concurrent et sa terrasse au bord de l’eau où, si vous y venez déjeuner seul un dimanche, au milieu de toutes les familles, vous êtes suspect. Si vous choisissez un plat à la carte plutôt que la formule - « mais il n’y aura pas de dessert ? » s’affolera la serveuse - c’est que vous n’êtes pas digne d’être l’un des acteurs de la sortie dominicale.

 

Évidemment, on ne se baigne pas sans combinaison sauf à vouloir se punir – mais il faut avoir fait quelque chose de très mal, sinon, c’est gâché. Ici, tout est à quatorze degrés, l’air, l’eau et le rosé.

 

Mes deux nouveaux meilleurs amis se déplacent à vélo, maison-bar-bar-maison. On feuillette tôt le matin le Télégramme de Brest. Je constate que l’on trouve toujours deux quotidiens régionaux au bar-tabac-presse de Lampaul. Le « papier », pour s’informer, c’est quand même plus pratique qu’Internet. En moins de dix minutes, on sait l’essentiel de ce qui se passe dans le monde, en France et dans son village.

 

J’aime aussi ces communes pour avoir conservé dans leur giron des campings municipaux situés au bord des plages à des prix abordables. Les municipalités n’ont pas cédé à la tentation de les confier à des gestionnaires qui les mettent financièrement hors de portée des habituels vacanciers qui ne savent même plus où planter leur tente, entre bungalows tout confort et toboggans géants.

 

Pierrick et Joël ont visité tous les pays du monde, ils survivent grâce à leur maigre pension de militaire et sont tous les deux divorcés. On dirait deux frères : une tête ronde dégarnie, des yeux très bleus, un bon ventre et une taille modeste. Le premier ne parle pas beaucoup et s’intègre dans les discussions avec des « C’est comme ça, que veux-tu » qui évite de développer toute pensée. Pierrick, lui, c’est le très efficace « qu’est-ce que tu veux que je te dise » qui revient toutes les minutes. Son ainé fait sa fierté. À dix-sept ans, il joue pour le Stade Brestois. Le club, qui jouera en Ligue 1 l’année prochaine vient de lui faire signer un contrat pro. Pierrick aurait préféré qu’il réussisse dans le vélo, voir son fils au départ du Tour de France c’était la certitude d’être considéré. Lucide, il se reprend vite : « Au moins, dans le foot, il va se faire du pognon ». Je l’ai vu jouer plusieurs fois, un bon petit joueur, certainement pas le niveau Ligue 1 mais de quoi bien gagner sa vie s’il fait les bons choix. Joël est très attaché à sa fille, une grande brune taille mannequin qui a vite décroché à l’école, même si ses parents s’étaient saignés pour la scolariser dans le privé. Ils sont tombés des nues après l’appel du commissariat de Brest où elle était retenue pour sa participation dans une affaire de trafic de hachich qui occupe à plein temps un journaliste de Ouest France. Elle s’en sortira avec un simple rappel à loi.

 

J’aime ces journées avec Pierrick et Joël. Nos bouteilles à marée basse, on pratique la pêche à pied et ça nous donne bonne mine. Ils ramassent des tas de coquillage que je suis bien incapable de nommer et, puis, les replacent sous les cailloux quand ils ne les gobent pas. On joue à la pétanque, aussi. Je suis loin d’être ridicule, maladroit au tir redoutable pointeur. Grâce à mes nouveaux amis, j’ai pris de nouvelles habitudes avec l’alcool. Nous buvons à intervalle régulier, ce qui nous protège de l’ivresse et de la sobriété. Un verre de blanc le matin pour se mettre en route, parfois deux. Le temps de débriefer l’actualité sportive de la veille. Un apéro vers onze heures au même bar-tabac PMU du centre-ville et il est déjà temps de se diriger, d’un coup de pédale, vers le Triskel, formidable restaurant avec son menu ouvrier (12€ pour un buffet d’entrées à volonté, kig ha farzh (le vendredi ou plat du jour), choix de desserts dont des fraises à la crème, vin et café compris.). Nous repartons par le sentier des douaniers pour atterrir au Môle, l’attraction touristique de Lampaul-Plouarzel, on vient de Brest pour y déjeuner. Un digestif et le rendez-vous est pris pour la partie de belotte à l’heure de l’apéro avant que chacun rentre chez soi dîner. On s’était fait quelques copines courageuses selon les critères locaux, « l’alcool est un ennemi, fuir l’ennemi c’est lâche ». J’ai couché avec l’une d’elles, une brune toute maigre un peu fatiguée, une « sans dents » accro à la bière, on s’est fait du bien. Ce coin est un véritable refuge pour les dépendants honteux, personne ne tourne la tête quand vous commandez une bière, « une pinte, s’il te plait » à huit heures du matin et les femmes sont acceptées au comptoir – ça change des PMU gare de l’Est.

 

À la maison, j’ai mes habitudes. A dix-neuf-heures-quinze, je branche RTL et j’écoute débattre les polémistes de Marc-Olivier Fogiel de l’avenir d’Air France, d’Emmanuel Macron et de l’agriculture. Le meilleur reste Alain Duhamel, je ne sais pas pourquoi on donne la parole au psychanalyste Gérard Miller. Je me ressers un verre au cubi et je me surprends d’être surpris que RMC puisse consacrer cinq heures d’antenne à l’actualité du PSG. L’ancien footballeur et consultant Jean-Michel Larqué a pris sa retraite, Christophe Dugarry ne fait pas un bon remplaçant. Le journaliste Daniel Riolo n’a peut-être jamais joué au foot mais ses analyses coup de gueule arrivent à me tenir éveillé jusqu’à minuit. Il m’a trouvé un sujet de discussion à aborder avec Pierrick et Joël : Le gardien Alphonse Aréola doit-il quitter le PSG à la fin de la saison ?

 

 

Je me suis senti bien faible cette semaine, plus envie de manger et mal au dos. J’ai fini par me résoudre à aller chez le médecin, Yvonne m’a pris un rendez-vous. À la lecture de mes analyses, le praticien a l’air préoccupé. Il se met à me parler de la retraite qu’il prendra l’année prochaine et de sa difficulté à trouver un remplaçant. Lâche, il m’envoie à Brest voir un de ses confrères, « mieux à même de tirer les conclusions ». Joël, vraiment un gars sympa, me propose de m’accompagner, « tu vas tomber en panne avec ta poubelle ». Cancer du pancréas. J’ai compris que n’en avais plus pour bien longtemps, Doctissimo était formel. Etonnamment, la première pensée qui m’est venue est celle d’avoir souffert avec le coureur cycliste Laurent Fignon qui ne pouvait pas cacher sa déchéance liée à un cancer en commentant le Tour de France à la télévision d’une voix plus blanche chaque jour. Je ne sais pas pourquoi, je l’ai toujours préféré à Bernard Hinault et j’ai été très déçu quand il a perdu son maillot jaune et un troisième Tour de France pour huit secondes lors de l’ultime dernière étape francilienne qui était cette année-là un contre-la-montre. Greg Lemond n’avait gagné que grâce à un vélo plus adapté à cet effort solitaire.

 

J’ai été admis à l’hôpital de Brest, je n’en sortirai plus, « c’est bien, t’auras au moins réussi un examen », me félicite Pierrick qui m’avait pour l’instant surpris par un seul trait d’esprit entendu dans un restaurant, « pas de carafe d’eau, j’essaie d’arrêter ». J’ai mis Léa dans la confidence et j’ai menti à mes parents qui se sont toujours contentés de me savoir en vie, qu’importe la manière. Je n’ai jamais rappelé Marie. Dans un violent et dernier effort, j’ai fait toutes les démarches administratives pour embêter le moins de monde quand je serai enfin libéré de toutes ces angoisses et ce stress qui auront rongé ma vie. Mes économies pour Marie et Léa, quinze-mille euros chacune et le studio de La Celle Saint-Cloud pour mes parents. Je me rappelle au moment de m’allonger sur mon lit d’hôpital d’être tombé sur une vidéo en ligne, de celles qui sont partagées des dizaines de milliers de fois sur Facebook, où il était question de la croissance du homard. Ce crustacé grandit dans une carapace qui devient trop étroite. Il souffre et se cache derrière un rocher pour la pulvériser, loin des prédateurs. Et ça recommence. Le scientifique barbu qui raconte cette histoire conclut : « Imaginez que le homard ait pris du valium pour ne pas souffrir, il n’aurait jamais grandi ». Comme si les tranquillisants empêchaient de souffrir, au mieux ils te permettent de sortir du lit et faire semblant de mener l’existence de ton voisin.

 

J’ai été à la fois surpris et heureux de recevoir un message de Nathalie. Je n’ai pas vraiment envie de lui répondre mais je le fais : « J’ai replongé, je suis revenu à la case départ et même pire peut-être. Mes tentatives de reprendre goût à la vie ont échoué, je suis hospitalisé à Brest et je ne devrais pas m’en sortir. Merci d’avoir pris de mes nouvelles. Bien à vous, Jacques ».

 

C’est ma dernière nuit, le médecin, devenu un confident, me l’a fait comprendre. Je n’ai pas peur, je ne me suis jamais senti autant en sécurité. Mes crises d’angoisse sont derrière moi. Elles ont commencé après une agression sexuelle dans une cave à La Défense suivie d’un after dans un petit hôtel à Puteaux, je ne rentrerai pas dans les détails. Je n’avais pas 13 ans, j’ai été kidnappé dans la rue, tard le soir. J’aurais sans doute pu m’enfuir, je ne l’ai pas fait et je m’en veux. Il n’y avait pas un chat alentour, j’ai eu peur. Mes parents m’ont cru tout de suite, la police était là. Il a été arrêté grâce à mes indications, la famille a été traumatisée, maman n’a plus beaucoup souri, papa n’a plus parlé que de foot. J’ai longtemps cru qu’il viendrait se venger, il me l’avait dit. À chaque fois que la lumière de l’escalier de l’immeuble s’allumait, j’étais persuadé que montait me faire la peau un de ses frères. Je le savais en prison. J’ai su, bien après, qu’il avait été jugé par un tribunal correctionnel et qu’il n’a pas fait de vieux os en taule. Il a récidivé et, enfin, il a pris cher aux Assises. Je l’ai su car son procès a été médiatisé.

 

Pourquoi ai-je tu ensuite cette agression alors que j’ai vu tant de psychiatres qui auraient pu m’aider. Parce que je n’ai pas voulu que l’on place cette attaque comme la seule cause de mes crises. Parce que je n’ai pas voulu entendre « un viol, n’exagérons rien » ou, pire, me servir de cette expérience pour me faire plaindre. Parce qu’il y a plus grave, je peux marcher, penser, respirer, choisir. Parce que je n’ai pas voulu qu’on sache que la première personne qui m’a roulé une pelle était un homme. Parce que je n’ai pas voulu entendre, « éloigne-toi de mon fils, qui a été violé, violera ».

 

J’ai eu la première crise de panique lors d’un cours d’histoire-géo, un an après l’agression, cette impression de ne plus être en mesure de respirer et de mourir dans la minute m’aura toujours poursuivi. Je me suis fait accompagner à l’infirmerie, la prof restera persuadée que j’usais d’un stratagème pour sécher. À Marie, j’ai souvent expliqué que je buvais pour éteindre un incendie qui, tous les matins, se régénère avec des flammes encore plus brûlantes. Alors, il faut encore arroser, mon cubi des Danaïdes. J’aurais dû m’enfuir. Quelques pas de courses et je m’en serais sorti avec une belle frayeur oubliée dès le lendemain.

 

A l’hôpital, j’aurai eu le temps de visionner les deux premières saisons de Stranger Things, une série Netflix. Les faits se déroulent dans les années quatre-vingt et les héros sont des gamins d’une douzaine d’années, l’âge que j’avais aussi à cette époque. J’ai aimé cette plongée dans mon enfance grâce aux hommages rendus par les créateurs à tous les symboles de ces années-là : ET, Madonna, Terminator, la Guerre des Etoiles, Alien, Donjons et Dragons, et, aussi, les centres commerciaux... Ils n’ont pas écarté Michael Jackson et c’est heureux. J’aurais pu avoir une enfance tranquille. Les héros de la série, aussi, d’ailleurs, s’ils n’étaient pas occupés à combattre des monstres visqueux.

 

Je pense à Nathalie.

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